Ronaldo et Kaka peuvent-ils être saisis par la BCE ?
Cette hypothèse étrange, qui a récemment fait surface dans les médias, pose d'intéressantes questions sur l'économie du football et la «propriété» des joueurs
Le 25 juillet, le quotidien espagnol El Pais publiait un article révélant que des prêts accordés au Real Madrid pour acheter Cristiano Ronaldo et Kaka en 2009 étaient utilisés comme garantie par une banque auprès de la Banque centrale européenne (BCE). Dans les jours qui ont suivi, de nombreux journaux se sont donc demandés si les deux joueurs pourraient être un jour saisis par la BCE. Une interrogation humoristique qui rappelle le poisson d'avril 2011 du journal britannique The Independent (qui avait affirmé que le Portugal allait vendre Ronaldo à l'Espagne pour apurer sa dette publique) mais qui pose de vraies questions sur la «propriété» des footballeurs.
Comment le Real Madrid a-t-il racheté Cristiano Ronaldo et Kaka ?
Le club «merengue» a racheté les deux joueurs à quelques jours d'intervalle en juin 2009, pour respectivement 94 millions d'euros à Manchester United et 65 millions d’euros au Milan AC. Pour boucler ces transferts, le Real avait alors obtenu deux prêts équivalents pour un montant total de 150 millions d’euros: l’un de Santander, la plus grande banque espagnole, l’autre de Caja Madrid, la plus grande caisse d’épargne du pays. C’est le deuxième de ces prêts, d’un montant exact de 76,5 millions d’euros, qui a fait l'actualité ces derniers jours, après avoir déjà fait polémique en 2009, quand il avait été accordé en pleine crise financière.
Comment le prêt utilisé pour acheter les joueurs a-t-il été apporté en garantie?
Depuis la fin 2010, Caja Madrid est intégrée à Bankia, une entité regroupant sept caisses d’épargne présidée par Rodrigo Rato, le prédécesseur de DSK à la tête du FMI. Cette banque, qui vient d'être introduite en Bourse et a satisfait de justesse aux «tests de résistance» bancaires, cherche de l'argent frais.
Le 21 juillet, elle a donc déposé auprès de la Commission nationale des valeurs de marché (l'équivalent espagnol de l'Autorité des marchés financiers) le dossier d'un fonds appelé Madrid Activos Corporativos V. Elle y a regroupé une série de prêts à plusieurs grandes entreprises espagnoles (dont celui au Real) pour près de 800 millions d'euros au total et a découpé le tout en «tranches» d'obligations qu'elle va pouvoir placer auprès de la BCE pour obtenir des liquidités: on appelle cela des collaterized debt obligations («obligations adossées à des actifs»).
Les joueurs eux-mêmes ont-ils été placés en garantie?
Au fait, à qui appartiennent les joueurs de foot ?
Les joueurs de foot professionnels ont un double statut, à la fois de travailleurs et de «marchandises». Ils sont des travailleurs liés par des contrats à des entreprises que sont les clubs professionnels, mais ils ont également une valeur marchande dans la mesure ou un club peut payer de l’argent à un autre club pour racheter son contrat, opération appelée communément un «transfert». La terminologie utilisée (marché des transferts, mercato) reflète cette dimension marchande.
Dire qu’un joueur «appartient» à un club signifie généralement qu'il est affilié sportivement à ce club pour disputer des compétitions. Dans la majorité des cas, les footballeurs «appartiennent» économiquement au club pour lequel ils jouent, mais il existe des exceptions: un joueur peut par exemple être prêté temporairement par un club à un autre ou «appartenir» à plusieurs clubs en copropriété tout en jouant pour un seul d'entre eux (la star brésilienne Adriano a ainsi appartenu à la fois à l’Inter de Milan et à Parme), pratique répandue en Italie et en Amérique du Sud.
Un joueur peut-il être «possédé» par autre chose qu'un club, comme une banque?
Autre exception, une entité qui n'est pas un club peut également posséder une partie du contrat d’un joueur. Autorisée en Espagne (l'équipe espagnole de Saragosse a ainsi annoncé mardi l'achat du gardien Roberto avec l'aide d'un fonds d'investissement), cette pratique est proscrite dans certains pays, comme la France: la LFP interdit, dans l'article 106 de son règlement, à un club de conclure une convention avec un acteur qui n'est pas un club lui attribuant «directement ou indirectement», de manière totale ou partielle, le produit d'une cession de joueur.
Moins restrictive, la Fifa a elle introduit dans son règlement l'article 18bis, qui stipule qu'«aucun club ne peut signer de contrat permettant à une quelconque autre partie ou à des tiers d’acquérir, dans le cadre de travail ou de transferts, la capacité d’influer sur l’indépendance ou la politique du club».
Un club peut-il utiliser des joueurs comme garantie d’un prêt?
C'est donc cette notion d'«influence» qui sera débattue si une banque demande que des contrats de joueurs soient utilisés comme garantie d'un prêt ou cherche à racheter une participation dans un joueur: la justice sportive aura alors à déterminer si la banque est un simple partenaire «spectateur» (puisqu'un transfert ne peut avoir lieu que de club affilié à club affilié) ou si elle exerce une influence indue sur la politique de transferts du club et donc sur la carrière du joueur. En l'absence de jurisprudence, les experts en droit du sport se montrent divisés sur la conclusion à tirer.
Certains estiment que le fait pour un club de proposer en garantie d'un prêt le contrat d'un joueur s'interprétera seulement comme une «priorité» accordée à la banque sur le produit du transfert en cas de problèmes de paiement, pas comme un droit de saisir le joueur pour le vendre elle-même, puisqu'une banque ne peut être titulaire du droit d'affiliation du joueur. Autant dire qu'il faudra sans doute attendre pour voir Jean-Claude Trichet ou son successeur Mario Draghi diriger Cristiano Ronaldo et Kaka depuis un banc de touche...
Jean-Marie Pottier et Grégoire Fleurot
SOURCE : Slate.FR