En leur présence, on ressent tour à tour envie et incrédulité. Comment font-ils ? Pouvons-nous tous leur ressembler ? Philippe Brenot, anthropologue, psychiatre et directeur d’enseignement en sexologie à l’université de Bordeaux-II, dresse un bilan plutôt pessimiste : d’après sa pratique, seul un tiers des couples est sexuellement épanoui ; un autre vit une profonde frustration sexuelle ou affective ; quant au dernier tiers, il ne fait jamais l’amour.
« Le couple amoureux et qui le reste rivalise d’ingéniosité pour conserver la séduction indispensable au sentiment qui l’anime, écrit Philippe Brenot dans “Inventer le couple” (Odile Jacob, 2001). Si la passion ne peut pas être vécue au quotidien, le deuil n’en est pas obligatoire à partir du moment où le couple la fait renaître régulièrement. C’est l’un des secrets de l’amour au long cours. »
1- Professeur de psychiatrie et de psychologie à l’université de Genève, fondateur de la Fédération européenne de sexologie, auteur de nombreux ouvrages sur le sujet.
Vouloir que le désir dure
Trop nombreux sont ceux qui vivent leur relation comme allant de soi, constatent thérapeutes et sexologues. Comme si l’alchimie qui a fait naître le couple pouvait perdurer sans que l’on s’occupe de l’entretenir.
Pour la sexologue Marie-Hélène Colson, auteur d’“Il n’est jamais trop tard pour réaliser sa sexualité” (EdLM, 2001), l’usure du désir n’est pas inéluctable. Certains couples sont capables de se régénérer sans cesse ; ils entretiennent et développent leur potentiel amoureux quand d’autres le laissent en friche.
Le désir, on le sait, s’accommode mal des contraintes quotidiennes et de la routine, mais davantage encore de la paresse et du laisser-aller. Aussi, pour que le désir reste l’énergie vitale de la relation, il faut le vouloir et y travailler.
Mais par où commencer ? L’art du Kama Sutra ou celui de la communication ? Nombre d’ouvrages rédigés comme des manuels de sauvetage proposent des recettes pour mieux se comprendre ou perfectionner son art d’aimer.
Pourtant, travailler à entretenir son couple ne signifie pas s’engager dans un parcours fastidieux, nous expliquent les thérapeutes. Il s’agit plutôt de prodiguer de bons soins à la relation. Pour les couples amants, celle-ci n’est pas un refuge tiède né de l’habitude et de la peur de la solitude.
Elle est faite d’actes, de gestes et de mots qui écrivent une histoire unique. Passionnément amants parce que sûrs et soucieux de l’amour qu’ils se portent, leur désir sexuel ne puise pas sa force dans des techniques spécifiques, mais se réaffirme chaque jour dans le besoin et l’envie d’être ensemble.
Dans “Ecologie de l’amour” (Flammarion, 2001), Gérard Leleu, médecin et thérapeute de couple, fait le tour des "pollutions" qui entachent la relation : mauvaise gestion des conflits, empiétement sur le territoire de l’autre, mauvaises habitudes quotidiennes (laisser-aller physique, paresse intellectuelle), erreurs de communication (non-dits, mal-dits), etc.
A quel moment avons-nous cessé de regarder notre partenaire comme un amoureux à conquérir sans cesse ? Faisons-nous ce minimum d’efforts pour aiguiller sa curiosité, stimuler sa sensualité ? Bénéficie-t-il de notre bienveillance et de notre soutien ? C’est quand chacun se pose ces questions que le couple peut éviter de sombrer dans la léthargie, la lassitude ou l’acrimonie.
Curiosité et disponibilité
Les couples amants que nous avons rencontrés vivent une relation complice, marquée par la curiosité et le souci de bien-être qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Les gestes et les actes du quotidien ne sont pas égrenés comme un chapelet monotone, mais participent, au contraire, à l’élaboration de l’intimité.
Voyager, dîner, dormir ensemble sont autant de moments privilégiés. Un point commun à tous les amants de longue date : les partenaires sont pleinement acteurs de leur couple. Tous deux y croient avec la même force, leur énergie est investie vers le même objectif : que dure leur relation, le plus longtemps possible. Il y a quelques années, une étude américaine fit beaucoup de bruit.
Elle révélait que les couples qui avaient une image positive de leur histoire et qui étaient persuadés qu’elle braverait le temps duraient plus et mieux que ceux qui n’avaient aucune "vision".
Quant à la sexualité, Willy Pasini a remarqué que les couples qui continuaient à faire l’amour employaient des tactiques diverses : « En règle générale, ces tactiques oscillent entre les deux pôles extrêmes de la répétition et de la transgression. » La répétition des mêmes caresses, des mêmes positions, des mêmes horaires a deux fonctions : elle rassure – « Le désir devient prévisible, il peut être anticipé et c’est ce qui est excitant. » – et assure un lien érotique continu dans le couple en évitant toute rupture du rythme sexuel.
Les amants transgresseurs, eux, sont en perpétuelle quête de nouveauté : dans la fréquence, la durée, les lieux, les positions, les caresses et les fantasmes. La sexualité est alors un continent à explorer, sans fin et sans limite.
UNE QUESTION DE PRIORITÉ
Que les partenaires soient dans la répétition ou la transgression, pour eux, la sexualité est non seulement ce qui fonde leur couple, mais le "lieu" où se concrétise et se déploie toute la richesse de l’intimité. Dans “Le Temps d’aimer” (Odile Jacob, 1997), Willy Pasini parle du désir sexuel com-me d’une énergie à conquérir, jamais acquise durablement, qui, au contraire, « meurt et renaît périodiquement, suivant les cycles du jour et de la nuit, de la faim et de la satiété ».
Ainsi, les couples amants ne sont pas seulement occupés à entretenir la flamme du désir. Ils acceptent aussi qu’elle diminue d’intensité, ces baisses de régime n’étant pas, chez eux, source d’éloignement. Parce qu’ils ont fait de leur sexualité une priorité, le centre de la relation, elle n’est pas la raison d’être du couple, mais son foyer. Passionnée et impulsive au tout début, elle s’est, au fil du temps, raffinée, personnalisée. Les rythmes, les manières et les mots se sont accordés, les fantasmes se sont dévoilés, les corps se reconnaissent plus qu’ils ne se connaissent.
Pour se donner à l’autre pleinement, il faut, selon Gérard Leleu, être dans la confiance, être imprégné de la certitude que l’autre accueille tout ce que l’on est. Grâce à ce lâcher-prise récipro-que, l’imagination, la créativité peuvent s’épanouir à l’infini. « On ne peut pas offrir son corps à l’autre lorsque l’on est en conflit, lorsque l’on a du ressentiment, que l’on dévalorise l’autre ou qu’il nous dévalorise, avance Gérard Leleu. Une sexualité riche et durable ne va pas sans une bonne communication. »
Ainsi, tous ceux qui peuvent se sentir complexés doivent garder présent à l’esprit que le bonheur sexuel dans le couple n’est pas l’apanage de quelques chanceux ou surdoués, mais d’hommes et de femmes qui ont choisi d’y consacrer du temps et de l’attention. Des hommes et des femmes pour qui l’amour prend tour à tour le visage de la passion, de la complicité, du respect de l’autonomie de l’autre et de la volonté que leur relation défie le temps.
LE SEXE HORS-LA-LOI
La mésentente sexuelle n’est pas un argument juridique pour dissoudre un mariage, mais les juristes remarquent que l’insatisfaction sexuelle est de plus en plus souvent invoquée dans les affaires de divorce. 93 % des Français (1) considèrent d’ailleurs que la sexualité est indispensable à la réussite de la vie de couple.
Dans la pratique, Violette Gorny, avocate et auteur du “Nouveau Divorce” (Hachette, 2001), observe que le principal motif de discorde est le décalage des désirs : « Il y a en a toujours un qui demande plus que l’autre. On oscille entre le “trop” et le “pas assez”. »
Les femmes se plaignent plus fréquemment de demandes sexuelles "excessives", qui peuvent aller jusqu’au viol conjugal ; ce sont elles qui sont le plus souvent à l’origine des demandes de séparation (68 % des cas, in “Inventer le couple” de Philippe Brenot), 21 % mettant en avant des problèmes sexuels.
1- In “Francoscopie 2001” de Gérard Mermet (Larousse, 2000.)
AMOUR EROTIQUE
«Amour érotique est une sorte de pléonasme, Eros étant l’amour même. Cependant, au-delà de l’étymologie, on désigne ainsi ordinairement, une manière d’amour où le plaisir des corps se trouve mis au centre de la relation amoureuse, non dans un pur mouvement de spontanéité aimante et désirante, mais par une véritable mise en culture, une recherche réfléchie ou retorse de la maîtrise du plaisir amoureux. Cela le constitue comme une simple variante de l’amour platonique, à ceci près que ce n’est pas au sentiment que s’attache alors la pensée mais à la mystérieuse alchimie des corps mêlés cherchant ardemment la pierre philosophale. »
(Yves Prigent)
Extrait de “La Passion et la Durée” (Desclée de Brouwer, 1990).