Le besoin d’ancrage, de sécurité
intérieure, de fidélité soude toujours, et même de plus en plus, les
couples. Pourtant, le film de Robert Guédiguian, “Marie-Jo et ses deux
amours”, dans lequel une femme d’une quarantaine d’années est déchirée
par l’amour qu’elle porte à deux hommes, peut être saisi comme
l’occasion de se poser plus sincèrement la question.
Un rêve de monogamie
« De nos jours, nombreux sont ceux qui, à un moment ou à un autre de leur vie, se demandent s’ils ne sont pas en train d’aimer deux personnes, explique Sara-Anne de Saint-Hubert (auteur du “Cosmos en soi”, Le Rocher, 2002), psychothérapeute.
Je crois que la morale classique n’est plus adaptée à la physiologie amoureuse de nos contemporains. L’une des conquêtes de notre époque est de pouvoir résister à la conception dualiste du “j’aime-je n’aime pas” pour comprendre que ce concept d’amour recoupe une gamme de nuances très variées.
Vous remarquerez que l’on n’utilise pas toujours le même vocabulaire puisque, selon l’intensité, on parle d’amourette, de coup de foudre, de passion.
De même, nous aimons certaines personnes en supportant difficilement leur absence quand, avec d’autres, les séparations ne nous pèsent pas outre mesure. »
Pour Didier Dumas (auteur de “Sans père et sans parole” - Hachette, 1999 - et “La Bible et ses fantômes” - Desclée de Brouwer, 2001), psychanalyste, c’est une question d’héritage. « Nos sociétés occidentales vivent encore sur un rêve de monogamie, dans l’idée qu’une seule personne viendra combler tout ce que nous attendons de l’amour et que, en retour, nous serons la totalité pour elle.
Or, pour beaucoup, cela recrée le modèle de base, le lien mère-enfant car, aussi bien pour l’homme que pour la femme, la sexualité se construit au stade fœtal. Nous mettons alors notre mari, ou notre épouse, à la place de notre mère et, à partir de là, nous ne sommes jamais satisfaits et toujours dans la plainte.
Alors, aimer deux personnes en parallèle peut être une façon d’éviter cette projection sur la personne aimée du rapport à la mère. »
Encore faut-il que le couple originel ne soit pas trop fusionnel.
Sinon, comment l’un ou l’autre des partenaires pourrait entretenir une liaison en parallèle sans se sentir coupable et malheureux ? Même s’il choisit de ne rien dire, il aurait l’impression de tomber dans le fameux trio du vaudeville : le couple légitime plus l’amant ou l’amante.
« Si l’on retombe dans cet ancien modèle, où tout se vivait dans le non-dit, on aboutit à une folie ! déclare Didier Dumas. Ceux qui parviennent à bien vivre ce genre de situation sont ceux qui arrivent à parler, entre eux, de leur sexualité et de leur amour.
Ce qui est loin d’être facile car il faut transgresser deux mille ans d’une sexualité vécue hors du langage ! Mais si l’on ne “parle pas le plaisir”, si l’on ne met pas de mots dessus, on le relègue dans l’ineffable. Au mieux, on se dit : “Tiens, avec Julien j’ai senti ça, tandis qu’avec André, c’est autre chose.”
Mais on ne comprend ni le pourquoi ni le comment. L’autre jour, un ami m’a dit qu’il avait une maîtresse. Ma première réaction a été de lui demander s’il en avait parlé avec sa femme, car ce n’est qu’en parlant que l’on peut analyser ce qui se passe dans notre tête et dans notre corps. »
« Bien sûr, dans l’idéal, le simple respect dicterait que l’on annonce à son partenaire que l’on a fait une rencontre, poursuit Sara-Anne de Saint-Hubert. Et l’autre devrait reprendre ces paroles d’une chanson de Léo Ferré : “Ce que tu fais c’est bien, puisque je t’aime.” Mais dire ou ne pas dire dépend de la maturité de l’autre, car s’il n’est pas suffisamment construit à l’intérieur de lui-même, il va se sentir dévalorisé et souffrir.
C’est à chacun d’évaluer ce qu’il peut, ou non, révéler. Et si l’autre nous aime d’un amour non possessif, s’il a conscience que l’on ne peut pas uniquement se nourrir de lui et qu’aimer une autre personne ce n’est pas l’aimer moins, la situation est supportable. »
Ne rien se refuser ?
On peut se demander néanmoins si s’autoriser à aimer deux personnes n’est pas adopter l’attitude capricieuse de quelqu’un qui ne veut rien se refuser. « N’oublions pas qu’il y a autant de sexualités que d’êtres humains, rappelle Didier Dumas. Il n’y a pas deux pénis ni deux vulves semblables, comme il n’y a pas deux visages similaires.
Quand on aime deux personnes, on a, avec chacune, une sexualité différente, et c’est justement parce que ce n’est pas la même chose que c’est intéressant.
La sexualité est une création et, en fréquentant deux personnes, nous créons deux œuvres différentes. »
Si ces relations duelles furent longtemps l’apanage des hommes, de plus en plus de femmes adoptent ce comportement. Ce qui tendrait à prouver qu’elles s’abstenaient à cause de leur situation historique et non d’une structure différente en profondeur. « Il y a une différence de structure, mais pas entre les hommes et les femmes, entre le masculin et le féminin, commente Sara-Anne de Saint-Hubert.
Certains hommes, au féminin très développé, vont avoir une attitude proche de celle des femmes, et vice-versa. La structure du masculin étant animée par une force centrifuge qui le pousse hors de son centre, il aura une plus grande propension que le féminin, animé par une force centripète, à vivre des amours doubles. Le féminin, quand il s’attache, se centre avec puissance sur la personne concernée, il est donc moins ouvert à une expérience parallèle. »
Le don d’aimer
Dans les romans ou les films, tel celui de Robert Guédiguian ou le “Jules et Jim” de François Truffaut, dans les années 60, ces histoires, romanesque oblige, se terminent par la mort de l’un ou de deux des protagonistes. Dans la réalité, certains réussissent à aimer deux personnes pendant des années sans qu’aucun tragique ne s’en mêle. Simplement, il arrive un moment où l’un des trois se lasse, et que l’un des amours se termine pendant que l’autre perdure.
Et Sara-Anne de Saint-Hubert de conclure : « Il ne faut pas culpabiliser quand son itinéraire de vie ne correspond pas avec l’idéal social, même si les gens affichent une certaine réprobation. Mener deux histoires en parallèle révèle, avant tout, que vous possédez ce don primordial qui est d’aimer. »
Isabelle Yhuel