DÉCÈS DE VACLAV HAVEL, LE "PREMIER PRÉSIDENT SURRÉALISTE DU MONDE"

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Havel, conscience morale de l'Europe postcommuniste

 

Il fut l'icône de l'opposition tchécoslovaque avant d'être propulsé à la tête de l'État par la «révolution de velours». Fidèle toute sa vie à ses idéaux, cet homme libre et intègre contribua à assurer le succès de la transition.

 

Le rideau est tombé. Vaclav Havel, le «premier président surréaliste du monde», selon l'auteur américain Arthur Miller, s'est éteint hier, à l'âge de 75 ans. Grand amateur d'absurde, thème principal de son répertoire, il s'est souvent inspiré de sa propre destinée. «Agnostique politique», «timide», Vaclav Havel n'a jamais décidé de devenir un dissident. Encore moins un homme politique. «C'est arrivé comme cela. Je ne sais pas comment», expliquait ce petit homme au regard bleu malicieux, une éternelle cigarette glissée sous sa moustache blonde -jusqu'à sa première opération, fin 1996, pour un cancer des poumons.

En décembre 1989, huit mois après avoir purgé sa dernière peine, il passe des prisons communistes aux lambris dorés du château de Hradcany, la résidence des rois de Bohême. Né le 5 octobre 1936 dans une influente famille bourgeoise de Prague -elle possédait notamment un salon de thé, un cabaret et des studios de cinéma-, le petit Vaclav commence à écrire des poèmes «dès qu' (il) sait l'alphabet ». Mais parce qu'il est «fils d'exploiteurs capitalistes», le jeune garçon, raillé par ses camarades pour sa petite taille et son embonpoint, devra quitter le lycée à 14 ans.

Havel a 11 ans lors de la prise du pouvoir par les communistes en Tchécoslovaquie, après le «coup de Prague » de février 1948. «Ils ont confisqué toute notre propriété familiale et nous sommes devenus des objets de la lutte des classes, raconte-t-il. Je me demande parfois si je ne me suis pas mis à écrire et à me battre pour surmonter cette expérience d'inappartenance, d'embarras, d'exclusion, bref d'absurdité.»

Après s'être vu refuser, toujours en raison de ses origines bourgeoises, l'accès aux universités qui l'intéressaient, il se retrouve à la section économie des transports de l'École technique supérieure. Enfin doté d'un diplôme de technicien, il rencontre Olga et le théâtre. Il devient, en 1959, machiniste à l'ABC. Elle se fait ouvreuse. Ils se marieront le 9 juillet 1964. Olga décédera d'un cancer en janvier 1996, sans lui laisser d'enfant. Vaclav Havel se remariera, l'année suivante, avec la pulpeuse actrice Dasa Veskrnova, de dix-sept ans sa cadette.

Théâtre d'avant-garde, La Balustrade monte sa première pièce, La Fête en plein air, en 1963. «Jusqu'en 1968, j'ai vécu pour ce théâtre, se souvient-il. Je suis passé par tout une série de métiers là-bas: de machiniste à éclairagiste, en passant par secrétaire, lecteur, et auteur dramatique… Souvent je faisais tout en même temps: le matin, j'organisais les horaires, le soir je m'occupais de l'éclairage, et la nuit je réécrivais les pièces.»

Dans l'atmosphère de libéralisation progressive des années 1960, Havel développe ses premières activités politiques. Du «printemps de Prague» de 1968, le dramaturge garde le souvenir d'un «rêve incroyable». Intronisé président d'un «cercle des écrivains indépendants», il prône la formation d'une véritable opposition au régime communiste.

Dès l'année suivante, il est interdit de publication, et le restera pendant vingt ans. En 1975, dans une  Lettre ouverte à Gustav Husak, président de la République, il dénonce les mécanismes de la dictature intellectuelle en Tchécoslovaquie». Il s'élève contre le règne de la peur, du mensonge et de la corruption. Arrêté une première fois, il est par la suite perpétuellement harcelé par la police.

Le tournant dans la radicalisation politique de Vaclav Havel: l'arrestation et le jugement de Plastic People, un groupe de rock tchécoslovaque. Fan de rock, le dramaturge prend fait et cause pour les jeunes gens, accusés d'avoir écrit des textes d'une «vulgarité extrême, avec un impact antisocialiste et antisocial».

La Charte 77

En janvier 1977, soucieux de voir enfin appliquées dans leur pays les dispositions des accords d'Helsinki de 1975, relatives au respect des droits de l'homme, des centaines d'artistes et d'intellectuels tchécoslovaques signent la Charte 77. Havel en est le principal rédacteur. S'ensuit une vague d'avertissements gouvernementaux. Arrêté pour la cinquième fois, Vaclav Havel est emprisonné jusqu'en mai 1977.

En 1978, il est l'un des fondateurs du Vons (Comité pour la défense des personnes injustement poursuivies). Ce qui lui vaut d'être condamné à nouveau l'année suivante à quatre ans et demi de prison pour «subversion». Durant son incarcération, il tombe gravement malade: une pneumonie doublée d'un abcès au poumon. Il sera libéré en 1983.

Le 9 décembre 1988, l'ambassade de France à Prague organise pour l'ancien président Mitterrand, en visite officielle, un petit déjeuner avec huit dissidents. Havel vient avec sa brosse à dents «et quelques affaires de toilette ». Pour le cas, précise-t-il, où il aurait été arrêté à la sortie. Vaclav Havel ne sera pas appréhendé ce jour-là, mais quelques semaines plus tard, le 16 janvier. Cette condamnation soulève un tollé international ; il est libéré en mai.

Et puis l'histoire s'accélère. En novembre 1989, Havel participe à la fondation du Forum civique, premier mouvement d'opposition légal en Tchécoslovaquie depuis quarante et un ans. Après la démission du président Husak, Havel accepte, sans enthousiasme, d'être candidat à la présidence. Le «Zéro», comme le surnommait encore la presse officielle quelques mois auparavant, est élu le 29 décembre 1989. Par les mêmes députés communistes qui l'avaient déjà envoyé passer cinq ans de sa vie en prison. Dans son adresse télévisée du jour de l'An 1990, Havel décrit le communisme comme «une machine monstrueuse, délabrée et puante», dont le pire legs à la Tchécoslovaquie n'était pas l'économie dévastée, mais «un environnement moral gâché». «Nous sommes malades moralement parce que nous sommes habitués à dire une chose et en penser une autre», fait-il remarquer. «Nous avons appris à ne croire en rien, à ne pas faire attention aux autres, poursuit-il. L'amour, l'amitié, la pitié, l'humilité et le pardon ont perdu leur profondeur et leur dimension. Ils représentent une sorte de curiosité psychologique, ou bien ils apparaissent comme des vagabonds perdus venus de temps lointains.»

Empreinte d'un humour souvent désespéré, toute l'œuvre de Havel est imprégnée de l'obsession de «dire la vérité» et de lutter pour maintenir l'identité de l'homme, niée par le régime communiste. On ne le croise plus aussi souvent dans des tavernes de la capitale, en jean et en tee-shirt, attablé devant une Pilsen. Mais le nouveau chef de l'État conserve son style anticonformiste: Frank Zappa, dont le groupe Mothers of Invention avait été l'un de ses favoris dans les années 1960, obtient un poste haut placé au ministère de la Culture. Les jours fériés, Vaclav Havel ouvre le château de Hradcany au public et sert lui-même de la bière et des saucisses aux touristes médusés. Dans le garage, la trottinette de l'ancienne championne de tennis Martina Navratilova trône près des somptueuses limousines noires de ses prédécesseurs. «Havel considère tout ce qui se passe autour de lui comme du théâtre», commente l'un de ses assistants. Souvent, lorsque les discussions s'enlisent, le président, pour détendre l'atmosphère, propose une minute de rire. Parfois, il dirige le spectacle lui-même, faisant changer les uniformes des gardes, plaçant les gens et modifiant les lumières…

Le divorce

Le 5 juillet 1990, Havel est triomphalement réélu par le nouveau Parlement tchécoslovaque. Mais avec la démocratisation, les réformes, les privatisations, le sentiment séparatiste qui sommeillait chez les Slovaques se réveille. Le jour où le président ouvre à Bratislava une antenne slovaque de ses bureaux, il est hué par des manifestants slovaques séparatistes. Le 1er janvier 1993, la République tchèque et la Slovaquie se séparent. Le 26 janvier, le Parlement tchèque élit Havel président de la nouvelle République pour cinq ans. Présidence, acte II. Il n'a plus de réel pouvoir, mais il caracole en tête dans les sondages de popularité.

Pourtant, celui qui clamait sur la place Venceslas que «l'amour et la vérité l'emporteront sur la haine et le mensonge» voit vite ses illusions s'envoler. Il doit signer des lois, comme celle de la «ustration» (interdiction des postes d'État aux ex-collaborateurs de la police politique), qu'il n'approuve pas complètement.

Reconduit en janvier 1998 pour un dernier mandat de cinq ans, Havel commet plusieurs maladresses politiques. À Prague, ses divagations philosophiques ne passent plus. Peu à peu, sa cote de popularité, tout comme sa santé, décline. En 2007, il publie Partir, une pièce sur l'abandon du pouvoir. Sa meilleure, diront les critiques. Mais pour son compatriote, l'écrivain Milan Kundera, «la plus belle œuvre de Vaclav Havel, c'est sa vie».

SOURCE : LeFigaro