Tourner le dos. Partir. "Casser", disent les ados. Autant de mots que l’on redoute. Qui n’a pas secrètement rêvé de les rayer de son vocabulaire ? On leur préfère les "toujours", les "jamais", et l’espoir d’une fusion à perpétuité.
Nous associons souvent les ruptures à l’échec ou au chagrin. Mais plus tard, nous réalisons qu’elles nous ont transformés, parfois libérés. En fait, elles jalonnent notre vie.
Les ruptures évoquent d’abord l’échec : « Après vingt ans de vie commune, nous nous sommes séparés », « J’avais conçu tout le service, et ils m’ont licencié du jour au lendemain », entend-on.
Même quand on est celui qui décide de rompre, c’est souvent à la manière d’une vieille branche d’arbre ou d’une corde usée : en renonçant, en déclarant forfait.
« J’ai tout essayé pour arranger la situation, mais je n’y suis pas arrivé. » Pourtant, des années plus tard, on s’apercevra que ce sont ces cassures, décidées ou non, qui ont dessiné le cours singulier de notre vie, unique entre toutes.
D’ailleurs, entre l’augmentation des divorces, les déménagements, les évolutions professionnelles, jamais nous n’avons autant "rompu".
Le sociologue Jacques Praïta perçoit dans ce phénomène la montée en puissance de la société de l’autonomie : « On est passé d’une morale du devoir à une morale de l’hédonisme.
On doit donc apprendre à avoir la distance suffisante qui permet, s’il y a rupture, de ne pas être détruit. » (in “La Société de l’autonomie”,Editions d’Organisation, 2000).
Un vœu pieux ? « La pression idéologique contraint quiconque à se penser sans attache », affirme le psychologue Claude Mesmin, moins optimiste (in “La Prise en charge ethnoclinique de l’enfant de migrants”, Dunod, 2001).
Car elle dénie du même coup les résistances intérieures inconscientes qui se lèvent en chacun de nous quand s’amorce la nécessité de rompre.
L’angoisse de séparation
Serge Tisseron, psychanalyste, considère que les années 90 ont été marquées par l’émergence de ces pathologies, regroupées sous le terme d’« angoisses de séparation » : nous aimerions nous conduire en individu libre, mais quelque chose en nous demeure "collé-serré" à l’autre.
Révélatrice de ces névroses collectives, l’utilisation abusive des nouvelles technologies : « Les outils comme Internet ou le téléphone portable créent à distance et à tout moment l’illusion d’une communication rapprochée, et rendent moins nécessaire le travail psychique de la séparation, explique Serge Tisseron.
Quant aux parents qui demandent l’installation de Webcams [caméras reliées à Internet, ndlr] dans les crèches, ils se servent d’une technologie nouvelle pour lutter contre leur propre angoisse de séparation. »
La peur d’être rejeté
Il y a aussi ceux qui, mus par une terreur inconsciente de l’abandon, s’échinent à passer d’un job ou d’un amour à l’autre, rompant à chaque fois pour éviter la suprême épreuve : être rejeté.
Le sexologue Willy Pasini insiste sur les conséquences de ces "séparations de surface" : « Le changement est utopique s’il se contente d’être une diversion ou une tentative pour donner de la substance à une vie perçue comme dépourvue de sens. » (in “Le Courage de changer”, Odile Jacob, 2001).
Une rupture vécue sans conscience, sans élaboration et sans reconnaissance des enjeux psychiques à l’œuvre aboutira difficilement à une transformation positive.
Qu’on se le dise : se séparer n’est jamais facile. Cela implique un travail psychique, qui peut se révéler long et ne s’accorde pas toujours au rythme frénétique de la vie sociale.
Rompre, ce n’est pas seulement changer d’adresse ou de statut professionnel. C’est accepter la mort de parties de soi que l’on croyait éternelles ; c’est supporter l’inconfort et la tension d’une situation "entre deux", avec son lot de doutes et de remises en question ; c’est faire un bilan.
Le plus souvent, c’est aussi revivre des émotions que l’on avait "blindées". Fabienne s’effondre lors d’un simple déménagement, envahie par la terreur qu’a éprouvée sa famille lors d’un exil vécu vingt ans auparavant ; Jacques, lors de sa mise à pied professionnelle, revit la colère qu’il n’a pu exprimer à son père, parti à tout jamais quand il avait 7 ans.
Les ruptures trop précoces dans l’enfance et/ou trop fréquentes peuvent constituer un véritable traumatisme.
Ceux qui les ont subies ne pourront plus supporter, à l’âge adulte, le vide et la solitude qu’implique le processus de séparation, et feront tout pour que rien ne change jamais.
Ils n’oseront plus quitter personne, ni faire évoluer leur vie professionnelle, se condamnant à une existence terne et bien peu "vivante".
Penser que l’argent ou le pouvoir nous libéreraient de l’obligation de changer est d’ailleurs l’une des premières croyances dont il faut se défaire. Car chacun d’entre nous s’est construit à partir de séparations : première poussée de vie, l’arrachement du ventre maternel ; à 5 mois, l’amorce d’une "naissance psychologique", lorsque l’on éloigne notre corps de celui de notre mère, commençant à comprendre qu’elle existe en dehors de nous ; le premier jour d’école et, chaque matin, l’adieu à son lit confortable ; le premier chagrin d’amour, etc. Jusqu’à la séparation ultime, la mort.
Se différencier de l’autre
La capacité à se séparer, c’est aussi ce qui aide à se définir et, en se différenciant de l’autre, à devenir pleinement soi. A chaque fois, on est appelé à mobiliser ce qu’on a de plus vivant pour avancer. Ulysse, s’il n’avait quitté Ithaque, aurait-il pu déployer ses énergies et prouver qu’il était un demi-dieu ?
Dans “Je pensais que mon père était Dieu” (Actes Sud, 2001), l’anthologie composée par Paul Auster, Ameni Rozsa, « au bord d’un nouveau naufrage amoureux », profite de sa solitude pour revisiter les ruptures qu’elle a endurées : « Parfois c’est une chance d’être abandonné.
Pendant que nous cherchons ce que nous avons perdu, nous pouvons revenir en nous-même. » Une ressource fondamentale pour aller vers la vie que l’on désire vraiment.
« A chacun sa juste réponse, explique le psychologue Gérard Poussin, qui publie “Rompre ces liens qui nous étouffent” (1).
Le moment de rompre renvoie chacun à ses attachements passés. C’est pourquoi personne ne peut savoir “pour l’autre”.
1- Dans la collection “Il n’est jamais trop tard pour…”, EDLM, à paraître le 17 septembre.
A LIRE :
• “La Rupture pour vivre” de Simone Barbaras.
Toutes les ruptures peuvent libérer des forces de vie et de créativité. L’auteur nous le démontre à l’aide de nombreux exemples (J’ai lu 2000).
• “Rompre sans tout casser” de Linda Bérubé.
Livre pratique pour résoudre les problèmes que pose une rupture familiale, et aider les personnes qui y sont confrontées. (Editions de l’Homme, 2001).