Patrick Chamoiseau : « Mélenchon fonde sa radicalité sur l’humain »
par Hubert Artus. in Rue89
Rue89 : Ecrire une composition autour du personnage de Robinson est forcément une parabole. Comment le poète que vous êtes observe-t-il la civilisation actuelle ?
Patrick Chamoiseau : Elle a énormément avancé. On est en face d’un chaos-monde, un inexplicable, un imprévisible, un méconnaissable du monde. C’est un peu comme si nous nous trouvions dans un écosystème qui n’était pas naturel, mais un écosystème financier, écologique et anthropologique.
C’est une situation proche de celle de Robinson : être forcé de reconstruire une architecture de principes et de valeurs dans un espace chaotique ouvert, duquel nous recevons toutes les simulations.
Ce qui caractérise profondément l’époque est que nous sommes désormais parvenus à un degré extrême de l’individuation. Pour moi, cette dernière est un processus culturel du développement humain. C’est un processus naturel d’individuation, que le capitalisme a chevauché.
C’est d’ailleurs la seule idéologie qui a chevauché le grand désir de réalisation de soi et a transformé ça en pulsion consommatrice.
Ce qui nous amène aujourd’hui à une situation très particulière qui fait qu’il y a des ruptures de solidarité, de l’égoïsme, du fait qu’il n’y a plus de militants dans les syndicats.
L’erreur serait de croire pour autant que c’est le capitalisme qui a créé l’individuation. Or, aujourd’hui, pour retrouver les solidarités et lutter contre l’éparpillement et la diffraction exacerbée par le système capitaliste, il faut au contraire parvenir à une plénitude de l’individu, dans la conscience et la connaissance.
Ce que fait Robinson, c’est ce cheminement-là. Il se retrouve isolé dans un écosystème qu’il ne connaît pas, et il va devoir se construire une solitude. C’est par la construction de cette solitude intime, élévation de son degré de connaissance, de conscience, de relation à la nature, à l’univers, et à l’impensable, qu’il va commencer à atteindre cette plénitude qui l’amènera vers les autres, sans idée de domination. Nous sommes dans cette situation : la construction de nos plénitudes individuelles va nous donner les solidarités qui nous manquent.
Vous correspondez beaucoup par e-mail. Quelle utilisation avez-vous des réseaux sociaux ?
Je n’ai que Facebook, pas Twitter. Je m’en sers pour témoigner de la construction de mon expérience intime, de mes réflexions, de la sortie de mes livres, de mes conceptions du monde, et de mettre tout ça à disposition. Ce sont des phénomènes et des outils très intéressants, qui correspondent très bien à ce que j’appelais la construction de la solitude.
Paradoxalement, on a le sentiment que ces éléments nous permettent d’entrer en communication et de faire du collectif. Or, ce sont justement des éléments qui nous permettent de construire des architectures intimes. Il me semble que ce que nous avons à transmettre aujourd’hui, ce ne sont pas des vérités mais des expériences. Les réseaux sociaux sont le lieu du partage, l’équivalent de la place publique où on exprimait ce qu’on avait fait de sa vie et de sa trajectoire. C’est ainsi que je le comprends.
Même si certains ne l’ont pas encore compris, les réseaux sociaux ne sont pas le lieu de l’intime. Une nouvelle définition de l’intime et de la vie privée va s’opérer. Le degré d’intime va encore se réduire, mais qui existera.
Ces derniers temps, on vous a vu très énervé politiquement, dans les médias…
Je suis absolument consterné que des télévisions publiques laissent la place à des chroniqueurs qui sont souvent racistes, régressifs, qui diffusent des idées de bas niveau, de « déshumain », de manque d’élévation. Cela, rien que pour le spectacle... C’est irrecevable. Et on s’étonne ensuite qu’il y ait une xénophobie au niveau de l’appareil d’Etat ?
Alors que toutes les télés sont en train de livrer leur antenne à Eric Zemmour ou Elisabeth Lévy qui diffusent des idées inadmissibles. Et qui ne nous permettent pas de nous élever. Ces gens privilégient les ombres. Comme si on en était encore à réfléchir comment construire une civilisation, une culture.
Mais nous n’en sommes plus à cette étape ! On n’a donc plus besoin, comme à l’époque des conquérants, de définir de grands espaces civilisationnels. Nous sommes dans des flux de merveilles, d’ombres, de choses terrifiantes et exaltantes, dans lesquelles nous devons tenter l’humanisation de l’homme. Il faut se battre contre ces télés qui donnent la parole à des chroniqueurs de bas-étage.
Le quinquennat de Nicolas Sarkozy avait débuté avec le discours de Dakar, et s’achève avec la phrase de Guéant sur les civilisations qui « ne se valent pas toutes ». Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Ça veut dire que la relation progresse, paradoxalement. Chaque fois qu’on a une exacerbation de l’ombre, c’est qu’il y a une amplification de la lumière.
Guéant n’aurait pas eu à dire cela et Marine Le Pen n’aurait pas une telle vivacité, si les cultures, les identités, les individuations, les perceptions du monde n’était pas en train de se nourrir de manière différente, si les sociétés ne devenaient pas multitransculturelles.
Paradoxalement, ça ne m’inquiète pas. Nous aurons encore des régressions et des crimes d’Etat, mais le Tout-Monde est en marche. Le sentant, ces gens-là sont menacés et en viennent à ces outrances.
Que pensez-vous de la campagne électorale ?
Je ne participe pas aux élections. Je ne me considère pas comme Français, mais comme Martiniquais. Un Créole américain. Je me bats pour l’indépendance de mon pays, pour que la Constitution française abandonne l’idée d’être une et indivisible, qu’on la modifie pour que la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion ne portent plus cette horrible appellation de DOM-TOM, et soient des pays respectueux de partenariats avec la République française. Ce n’est pas la peine d’essayer de m’intégrer, de m’assimiler, reconnaissez d’abord mon espace de souveraineté.
La seule fois où j’ai voté, c’était pour Mitterrand, en 1981. Je ne voulais pas rater ce moment-là.
Je suis très sensible au discours de Mélenchon. Il a le discours qui me paraît le plus acceptable, le plus revitalisant, le plus chargé de futur. Il me semble en effet qu’il nous faut de la radicalité. La raison d’Etat, la responsabilité d’Etat, le sérieux de gestion, ça doit commencer par une radicalité de la pensée. Comme disait René Char :
« Les plus belles récoltes, les plus pures, émergent de sols qui n’existent pas encore. »
Il faut refuser le sol capitaliste, ne pas entrer dans les petits accommodements, changer complètement le sol. Mélenchon est proche de l’humain, il fonde sa radicalité sur l’humain. Il y a quelque chose qui relève du poétique.
Cela dit, il est indispensable que, d’une manière ou d’une autre, la gauche arrive au pouvoir. Pour des raisons de salubrité publique. Il s’agit de lancer un appel à l’échelle du monde. Que toutes ces puissances transnationales, ces spéculateurs qui affament les peuples, aient bien conscience que cela relève du crime et que cela va cesser. Il ne faut plus qu’ils aient d’oxygène.
SOURCE : Rue89