L’esclave nègre du Curé et la jeune fille blanche
(Extrait de « Histoire du Petit-Bourg de 1650 à 1850 » de Ary Broussillon. A paraître)
En l’année 1841, un scandale éclate au Petit-Bourg : une femme blanche s’est faite engrossée par un esclave nègre. Elle a mis au monde une petite fille. Mésyé mi bab !
C’est en lisant un ouvrage de Victor Schœlcher, que j’ai été informée de cette « affaire » ainsi rapportée par le célèbre abolitionniste:
« Il y a quelques mois, le 27 Mai 1841, une mulâtresse vient encore de naître au Petit-Bourg (Guadeloupe), d’une demoiselle blanche de haute maison, âgée de 21 ans. Le substitut du procureur du roi, M. P.Mosse, a constaté le fait à la suite d’une accusation d’infanticide. »
Quelques temps après cette première révélation, feuillant alors les célèbres Lettres sur l’esclavage de L’Abbé Dugoujon, mon attention est retenue par cette missive en date du 13 Avril 1841, dans laquelle le saint-homme fait lui aussi référence à cette « histoire », qui, manifestement a défrayé la chronique. Ce curé, Préfet apostolique, écrit alors :
«Un esclave de M. Le curé, nommé Jean, avait depuis longtemps des rapports secrets avec une demoiselle blanche appartenant à une ancienne famille. Cette intrigue vient de transpirer. La jeune personne se trouve enceinte de plus de sept mois. Le curé désire se défaire de son nègre et l’exporter à Porto-Rico. Il lui impute d’avoir eu la pensée de le voler pour se sauver avec son amante aux îles anglaises (ce qui n’a pas l’ombre de probabilité). Déjà le pauvre Jean est dans les prisons de la Pointe-à-Pitre. Aussitôt que Melle Desalles a appris l’incarcération de son amant, elle a couru éperdue à la geôle du Petit-Bourg pour en connaître le motif. Elle raffole d’amour pour ce nègre et ne s’en cache plus. »
S’agissant alors de cette affaire, l’Abbé Dugoujon qui semble la suivre et lui porter grand intérêt, précise dans un autre courrier, que l’esclave Jean appartenant au curé a été effectivement expédié à Porto-Rico, avant l’accouchement de sa dulcinée. Le curé dont il est question, c’est le Père Chambon qui officie dans la Paroisse depuis 1837.
Il convient là de faire deux rappels pour une meilleure compréhension :
Premièrement : une ordonnance du 31 août 1778 du Gouverneur général, le Marquis de Bouillé, avait rendu obligatoire pour l’administration des paroisses, de fournir aux religieux desservants, tous les moyens nécessaires pour remplir le service, et notamment un nègre domestique et un cheval.
Deuxièmement : la déportation et la vente d’esclaves rebelles (marrons, empoisonneurs de bestiaux, etc.), était une pratique courante qui s’était développée particulièrement dans les colonies françaises à esclaves, à partir des années 1800.
Dans le cas de l’esclave Jean, la demande de bannissement avait été adressée par le Père Chambon au procureur : ce dernier n’avait pas cru bon de s’y opposer. Bien que sachant que Jean allait être traité à Porto-Rico comme un esclave extrêmement dangereux, et que son sort allait être bien difficile à supporter, ce procureur ne s’en était pas soucié et n’avait même pas déconseillé la déportation. Il avait trop facilement choisi de laisser la décision au Gouverneur. Ce gouverneur, l’Amiral Jean Marie Augustin Gourbeyre qui, revenant de Guyane avait pris ses fonctions en Guadeloupe en 1841, était plutôt favorable à ces mesures extrêmes, et ne refusait presque jamais l’autorisation qui était sollicitée. Comme on pouvait alors s’y attendre, il avait autorisé l’expulsion de Jean afin qu’il soit vendu à Porto-Rico.
Victor Schœlcher s’élèvera contre cette connivence entre le curé Chambon et le Gouverneur, dénonçant à cette occasion, ces prêtres qui cèdent à « l’usage du pays » et qui sacrifient aux droits du maître leurs plus impérieux devoirs ; et Schœlcher de s’exclamer :
« Quel drame ! Le magistrat et le prêtre s’accordant ensemble pour commettre une affreuse iniquité, pour sacrifier un innocent. »
Mais cette « découverte » me laissait quant à moi sur ma faim. Je voulais en savoir davantage: l’histoire de l’idylle entre Jean, l’esclave du curé et la demoiselle Desalles, ne pouvait ainsi s’achever. Qu’était donc devenue cette jeune femme blanche si éperdument amoureuse d’un nègre esclave dont elle avait été ignominieusement séparée ?
Quelques précisions tirées des registres d’Etat-Civil de la commune de Petit-Bourg, m’ont permis de mieux comprendre le drame qui s’était joué ; car il s’agit selon toute vraisemblance d’un horrible drame.
De quelles précisions s’agit-il ?
D’abord sur la jeune femme blanche en question : Schœlcher avait précisé qu’il s’agissait d’« une demoiselle de haute maison » et Dugoujon avait parlé d’« une demoiselle blanche appartenant à une ancienne famille », la famille Desalles.
Les recherches que j’ai effectuées m’ont donc permis d’identifier précisément la « malheureuse » comme étant Elisabeth Dieudonnée Eudoxie Desalles, née en 1820, du légitime mariage, le 23 Septembre 1819, à Morne-à-l’Eau, de Jean-Baptiste Auguste Desalles et Elisabeth Sennecée Loysel. Eudoxie était le premier enfant du couple.
La famille Desalles était une « honorable » famille esclavagiste, installée en Guadeloupe depuis près d’un siècle et apparentée aux grandes familles blanches créoles, Budan, Rousseau, Fillassier de Saint-Germain.
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L’enfant est mort : Schœlcher affirme qu’il s’agit d’un infanticide constaté par le Procureur M. P. Mosse. Mais , en consultant le Registre d’Etat-Civil de la commune du Petit-Bourg pour l’année 1841, j’ai l’heureuse surprise de constater qu’à la date du 7 Juillet figure la « Transcription d’un jugement » pour servir d’acte de naissance et de décès de l’enfant de sexe féminin dont la demoiselle Eudoxie Desalles est accouchée le 23 Mai 1841, lequel enfant est décédé le lendemain.
Les informations qui sont livrées sont alors de la plus haute importance. Le jugement constate en effet :
On peut là, légitimement s’interroger : s’agit-il réellement d’un infanticide ? Que dit le rapport d’autopsie ? La demoiselle Desalles a-t-elle tué son enfant peu après sa naissance, ou l’a-t-on forcée à commettre ce geste ? Ou encore l’a-t-on exécuté « à sa place » pour effacer la tâche, la honte ?
Commentant cette « affaire », Victor Schœlcher affirme sans retenue qu’il s’agit bien d’un infanticide, d’ailleurs constaté par le Procureur, M. P. Mosse.
Il laisse néanmoins planer un doute en précisant « à toutes fins utiles » :
« On peut juger du reste dans ces occasions la bonté ferme qui est la qualité par excellence des femmes créoles. Ces pauvres jeunes filles, après avoir succombé, bravent l’affreuse honte dont les idées du pays environnent leurs fautes ; elles avouent presque toutes le crime de maternité avec un héroïque courage et jamais on ne les voit participer au forfait qui tue le fruit de leurs entrailles pour satisfaire l’orgueil des parents. »
Ainsi Schœlcher ne semble donc pas accorder un total crédit à la thèse d’un infanticide dont la mère serait responsable. D’autres se seraient chargés du crime afin de « satisfaire l’orgueil des parents », faire disparaître toutes preuves du pêché et effacer la honte…autant que possible.
Il fallait donc tuer l’enfant et déporter l’esclave coupable !
Il ressort clairement du Jugement inscrit sur le Registre d’Etat-Civil, qu’une « conspiration du silence » avait été organisée avec la complicité du médecin Auguste Hyacinthe Trébos et aussi de l’Officier d’Etat-Civil qui n’avait pas daigné signaler la naissance qu’il avait pourtant constatée le jour même sur les lieux de l’accouchement.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En poursuivant mes investigations, une autre surprise m’attend : je découvre, une année après l’assassinat de l’enfant, le décès de sa mère, la jeune Eudoxie, à l’âge de 22 ans. Si jeune !
A l’évidence je ne peux m’empêcher de m’interroger sur les causes de ce décès : résulte-t-il du geste désespéré de celle qui avait perdu et son amoureux et le fruit de leur amour, l’un déporté, l’autre assassiné, et qui n’aurait donc pu s’en consoler ?
Je relève que le décès d’Eudoxie est porté sur le registre des décès de la commune du Petit-Bourg (Acte n°27) à la date du 29 Août 1842 : il est survenu la veille, soit le 28 Août, « dans la maison du feu sieur Laurent sise rue Saint-Honoré ».
Bizarre ! Eudoxie Desalles apparemment n’habitait plus, chez ses parents lors de son décès, une année après son accouchement ! Pourquoi ? Pourquoi son décès est-il déclaré en mairie par des voisins et non par un parent ? Avait-elle quitté la maison familiale ? Pourquoi ? Eudoxie aurait-elle refusé de vivre chez ses parents après la mort de son enfant ? N’avait-elle pu supporter de vivre aux côtés de ceux qui avaient tué son enfant et fait déporter son amoureux ? Ou alors ses parents l’avaient-ils chassée ?
Mais ce qui intrigue aussi, c’est que l’acte n°26 du registre des décès de la commune de Petit-Bourg (donc celui qui précède immédiatement l’annonce du décès de cette jeune fille) concerne précisément celui survenu le 25 Août 1842 (soit 4 jours plus tôt) du sieur Laurent, âgé de 72 ans, célibataire, charron et affranchi ; celui-là même qui « hébergeait » Eudoxie Desalles !
M. Laurent était un « homme de couleur libre », nègre ou mulâtre. Que s’était-il donc passé ?
Rejetée par les siens Eudoxie aurait-elle plutôt trouvé un « protecteur » en la personne de ce vieil affranchi ? Etait-elle locataire d’une maison appartenant au Sieur Laurent ou alors cohabitaient-ils ? Le mulâtre Laurent était-il un ami, une « âme charitable » qui se serait apitoyée sur son sort, une « connaissance » de son amoureux déporté ? Désespérée après la mort de son vieil « ami », Eudoxie aurait-elle choisi de le rejoindre dans la mort ? S’est-elle suicidée ? Ou encore, à la mort de celui-ci a-t-elle craint de devoir retourner chez ses parents ? Laurent et elle auraient-ils été affectés par une maladie contagieuse qui aurait eu raison d’eux ? Pourquoi ces deux décès aussi rapprochés dans le temps l’un de l’autre, alors que, à notre connaissance, nulle épidémie n’est signalée à cette période ?
Autant de questions qui probablement resteront sans réponse.
D’autres cas de filles blanches engrossées par des esclaves ont été signalés dans d’autres communes de Guadeloupe. Schœlcher nous l’avons vu, écrit pour annoncer l’« affaire » : « une mulâtresse vient encore de naître… ». Il n’y avait donc là rien d’inédit. Le Père Labat avait d’ailleurs eu à écrire très tôt à ce sujet :
« Quoiqu’il soit plus rare de trouver des femmes blanches débauchées par des Nègres, que des Négresses débauchées par des blancs, cela ne laisse pas d’arriver quelques fois ; et peut être que s’il y paraissait à chaque fois que cela arrive, le cas serait beaucoup moins rare. Mais la honte d’une semblable action leur a fait employer les mêmes remèdes dont les négresses se servent pour empêcher l’éclat que ferait leur crime s’il venait à paraître. On en sçait pourtant quelques unes qui après être tombées dans ces dérèglements ont eu trop de conscience pour faire périr leur fruit et ont mieux aimé porter la honte de leur crime que de le cacher par un plus grand… ».
La jeune Desalles effondrée par la déportation de son amoureux n’avait pas eu ce courage et non plus la force de défendre seule le fruit de leur amour, ou alors peut-être le lui a-t-on arraché de force pour perpétrer l’odieux assassinat.
Cette triste « histoire » qui vaut bien un roman, illustre parfaitement la cruauté de certains maîtres esclavagistes….y compris les curés car…. c’est bien le Père Chambon qui a réclamé le bannissement de Jean son esclave, et sa déportation à Porto-Rico ! Ce sont les parents de la jeune Eudoxie qui ont assassiné la petite fille !