Le demi-siècle qui vient de s'écouler a été pour les Algériennes une succession de batailles contre l'exclusion, les humiliations et l'obscurantisme.
Elles n'ont rien perdu leur combativité malgré le poids de l'âge, la fatigue et, pour nombre d'entre elles, de sérieux soucis de santé. Les maquisardes ont encore livré bataille au mois de mars, à l'occasion du 11e congrès ordinaire de l'Organisation nationale des moudjahidine (qui regroupe les anciens combattants de la guerre de libération).
Minoritaires, les « filles » - c'est ainsi qu'elles s'appellent entre elles - ont dû protester énergiquement pour entrer enfin dans les instances dirigeantes de leur organisation. « Il est malheureux que cinquante ans après l'indépendance les femmes soient toujours sous-représentées », a dénoncé Meriem Belmihoub-Zerdani. Combattante de la Zone autonome d'Alger, cette avocate et militante de la cause féminine semble prendre conscience de cette amère réalité.
Pourtant, Meriem Belmihoub-Zerdani a fait partie du petit groupe de femmes qui ont siégé, en 1962, au sein de l'Assemblée constituante. Elles n'étaient alors que 10 députées sur 196 élus (soit environ 5 %). La problématique de l'exclusion des femmes des instances politiques est donc très ancienne.
Une révolution dans la révolution
Nassera Merah, sociologue et militante féministe, s'est intéressée de près à cette question. « Pour comprendre les obstacles rencontrés par les femmes dans leur engagement en politique, il est nécessaire de revenir au milieu du XXe siècle. La première expérience connue est celle de Nafissa Hamoud Lalliam et de Mamia Chentouf, qui ont rejoint le Parti du peuple algérien-Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, de Messali Hadj. Cependant, elles ne sont jamais parvenues à intégrer les structures dirigeantes de ce parti nationaliste », souligne-t-elle.
Il faudra attendre 1954 et le déclenchement de la lutte armée par le Front de libération nationale (FLN) pour assister à un changement de la condition féminine. Une révolution dans la révolution. « Les femmes se sont engagées pleinement dans le combat armé pour l'indépendance. Elles ont joué un rôle majeur, souvent les armes à la main, rappelle Nassera Merah. C'était certes un engagement politique, mais dans un cadre essentiellement militaire. Car, là encore, aucune d'entre elles n'est parvenue à s'imposer dans les postes de commandement de l'Armée nationale populaire ou même au sein des instances politiques du FLN. En fait, sur le plan du statut personnel, elles sont passées de la tutelle parentale à la tutelle du parti. »
L'indépendance acquise, les moudjahidate ne pourront se défaire de ce tutorat politique ; pour les détenteurs du pouvoir, il était nécessaire de canaliser ces femmes qui s'étaient émancipées. « Les hommes ne pouvaient pas les laisser dans la nature, ils ont donc créé un cadre adéquat. Voilà comment est née l'Union nationale des femmes algériennes [UNFA, NDLR], l'une des principales organisations satellites du FLN », souligne la sociologue.
Une lente émancipation
Une femme, pourtant, échappera totalement à l'emprise du parti unique. Elle reste, aujourd'hui encore, le porte-étendard du mouvement féministe algérien. Jeune maquisarde, Fatouma Ouzegane a perdu son époux pendant la guerre de libération. Contrairement à la grande majorité des autres combattantes, elle a reçu une solide formation politique. Fatouma a fait ses classes au Parti communiste algérien sous la houlette du premier secrétaire, Amar Ouzegane, qui n'est autre que son oncle paternel. Aujourd'hui, elle est catégorique : selon elle, le retrait des femmes de la scène politique dès l'indépendance a été fatal pour l'ensemble de la société algérienne.
« Pour mes soeurs de combat, la libération du pays a été une finalité. Ce n'était pas le cas des hommes, puisque, pour eux, la lutte pour le pouvoir avait débuté bien avant. Je pense que les femmes de l'époque n'avaient absolument aucune ambition politique. Mais elles ne tarderont pas à le payer très cher, s'insurge Fatouma Ouzegane. En avril 1963, le gouvernement d'Ahmed Ben Bella avait fait adopter par la Constituante une loi disposant que les emplois de femmes de ménage devaient être réservés en priorité aux veuves des martyrs de la révolution ! C'est la pire humiliation qui ait été infligée à ceux qui sont morts pour libérer l'Algérie. »
Dès les années 1970, l'Algérie assiste à l'émergence d'une nouvelle génération de femmes, qui, contrairement à leurs aînées, ont la chance de faire des études et d'entrer à l'université. Journaliste et militante de la cause féminine, Nafissa Lahrache est l'une d'elles. Originaires de Tolga, un village du Sud algérien, ses parents l'inscrivent dans un lycée à Alger. « Mon émancipation, je la dois à mon père. Il était membre de l'Association des oulémas musulmans algériens, qui encourageait l'instruction des jeunes filles. Sa décision a été très mal vue par les autres membres de notre famille », explique Nafissa Lahrache. Baccalauréat en poche, elle suit des études d'histoire et s'engage au sein de l'UNFA. « Je commençais tout juste à prendre conscience de ma condition de femme. C'est l'écriture qui m'a permis de m'engager réellement. Mon premier article a été publié dans El-Djazaïria [« L'Algérienne »], la revue de l'UNFA. » Aujourd'hui, Nafissa Lahrache dirige Femmes en communication, l'une des associations féministes les plus actives du pays.
Les années 1970 et 1980 ont aussi été marquées par de grands mouvements de contestation, au coeur desquels se trouvait la sociologue Nassera Merah, alors étudiante. « La première manifestation a eu lieu en 1979, lorsque les pouvoirs publics ont imposé une autorisation de sortie aux femmes qui voyageaient seules, raconte-t-elle. Nous étions une cinquantaine à manifester devant le siège de l'Assemblée à l'appel du mouvement trotskiste. »
La réaffirmation des femmes algériennes
Mais le principal mouvement de contestation prendra forme fin 1981, avec la présentation devant les députés du code de la famille, texte fondé essentiellement sur des préceptes religieux qui dénient l'égalité entre les sexes. À cette occasion, un événement inattendu se produit. « Nous étions près de 200 étudiantes, raconte Nassera Merah. Les policiers étaient particulièrement violents ce jour-là. Soudain, nous avons vu arriver un groupe de dames d'un certain âge, très bien habillées. Elles ont fait barrage aux policiers pour nous protéger des coups de matraques. » Ces dames, c'étaient des moudjahidate, menées par Fatouma Ouzegane. Les étudiantes ne sont plus seules. Dorénavant, elles bénéficieront du soutien des combattantes de la guerre de libération. Le 14 décembre, un important rassemblement devant la Grande Poste d'Alger tourne à la confrontation directe entre les moudjahidate et les policiers antiémeute. La longue bataille contre le code de la famille sera un échec. En 1984, l'Assemblée populaire nationale (APN) adopte la loi. Fatouma Ouzegane n'est plus là pour lutter aux côtés des féministes. Elle est poursuivie devant la Cour de sûreté de l'État pour ses activités politiques et sera condamnée à neuf mois, puis à deux ans et demi de prison.
La lutte continue. En octobre 1988, les femmes sortent dans la rue pour dénoncer l'hégémonie du FLN. Elles aussi veulent profiter du vent de liberté qui souffle alors sur l'Algérie. Partis politiques, syndicats autonomes, mouvements associatifs, médias... Elles s'impliquent pleinement dans la vie de la société. Mais l'ennemi ne tarde pas à changer de visage. Les femmes sont les premières victimes des intégristes islamistes du Front islamique du salut (FIS) puis des groupes terroristes. Elles sont des milliers à être assassinées. Le 22 mars 1994, des associations féminines organisent à Alger une marche contre le terrorisme. La lutte contre l'obscurantisme devient alors quotidienne. Des gestes ailleurs insignifiants deviennent hautement symboliques. Dans certaines localités, le refus de porter le hidjab est passible de mort.
Aujourd'hui, que reste-t-il des batailles livrées en cinquante ans d'indépendance ? Les femmes sont présentes partout, le code de la famille a été amendé en 2005, et l'APN élue le 10 mai dernier compte 143 femmes sur 462 députés, soit 31 % des sièges (contre 11 % lors de la précédente législature). Est-ce suffisant ? Les avis restent partagés. « Je garde un certain regret... Nous aurions pu faire mieux », avoue Fatouma la combattante. « Il faut garder espoir. Les femmes algériennes doivent apprendre à se servir et non plus à servir », insiste quant à elle Nassera Merah.