PEUPLE, NATION, ÉTAT : DIALOGUE ENTRE FRANTZ SUCCAB ET JEAN BERNABÉ

jeanbernabe.jpgLe rassemblement solidaire du peuple martiniquais à l’épreuve de la créativité

1. Peuple, Nation, État : Dialogue entre Frantz SUCCAB et Jean BERNABÉ

1. Commentaire de Frantz SUCCAB

Le rassemblement du peuple martiniquais et notre solidarité fraternelle
(Commentaire de l’article de Jean Bernabé)

 Je salue l’intention de Jean Bernabé de «désopacifier» les notions de peuple, nation et État. J’ai peur, cependant, que ce faisant il parvienne mal à «pacifier» des thèmes qui convoquent naturellement notre passion de nous-mêmes et tant de colères inexprimées. Ce n’est quand même pas sans douleur que nos esprits et nos cœurs de colonisés ont accouché de ces notions et les ont défendues. Je me hasarde (lui empruntant ce verbe) à le commenter «avec un esprit critique et de dialogue», sans oublier jamais que notre but commun est «l’indispensable émancipation»


Je ne comprendrai jamais pourquoi (ou j’ai peur de le comprendre), nous avons l’air de nous excuser d’avance de parler d’identité, comme avant de dire un gros mot qui nous rendrait inexorablement coupables de néo populisme, communautarisme ou intégrisme, toutes ces maladies séniles d’un système mondial qui s’écroule.

Nous faisons partie des rares communautés humaines à avoir cherché à exister en tant qu’elles-mêmes, au vu et au su du monde, et non à s’accrocher à des systèmes traditionnels obsolescents (y compris patriarcaux, esclavagistes ou féodaux). Utiliser a minima, nous concernant, le terme de personnalité n’y change rien. Ce terme occupe les premiers balbutiements (1956) de la prise de conscience nationale des Antillais et Guyanais en France… Terme lié au statut de «personne», encore voisin de la revendication des nègres esclaves d’être considérés comme des personnes humaines et non plus comme des biens meubles.

C’est bien en affrontant l’idéologie coloniale française, assimilationniste pour l’ensemble des colonies, en particulier des «trois vieilles», que le vocabulaire de nos luttes a évolué vers les notions d’identité et de nations différentes. Si Frantz Fanon n’a pas utilisé le terme d’identité on peut supposer que c’est parce que son propos concernait la question de l’émancipation ou de la liberté de peuples dont l’identité, précisément, ne faisait guère de doute. Ce n’était pas le cas pour les Antilles françaises.

La notion d’identité, proposée dans le sens de singularité pouvait se comprendre parfaitement dans notre cas: une communauté passant de l’état imposé d’inexistence collective à celui d’assimilation en tant qu’autre forme institutionnelle et  culturelle d’inexistence, c’est-à-dire, mise historiquement dans l’incapacité  d’avoir, pour emprunter l’expression d’Albert Béville (Paul Niger) «notre propre perspective politique»1. Rien qu’à voir comment, même de nos jours, la classe politique s’entête à trouver à toute force des adaptations de notre sujétion économique, politique et administrative, on ne peut que constater l’aliénation culturelle des élites, se pensant obstinément comme ultra périphéries du même centre franco-européen.

Par ailleurs, je ne comprends pas pourquoi, en pensant peuple martiniquais ou guadeloupéen, les anticolonialistes de nos deux pays le feraient sur une base plus fantasmatique, moins ancrée au réel, que les assimilationnistes qui n’y voient qu’une population, qui n’aurait droit au nom de peuple qu’en tant que partie intégrante de la nation française.

Alors, évidemment, bien des vérités absolues peuvent tenter de venir à la rescousse de ce fantasme qui n’ose pas dire son nom: par exemple, si l’on nous concède quand même le statut de peuple, qu’il  peut y avoir plusieurs peuples au sein d’une même nation et que toute mise en exergue de sa différence peut confiner au communautarisme, qualifié pour le circonstance de phénomène dangereux,  avec le tragique exemple des Tutsis et Hutus à l’appui. Ah, ce funeste communautarisme, ce garde-fou que le républicanisme français brandit pour faire oublier que sa république s’est construite sur l’assimilation radicale des cultures provinciales de l’Hexagone! Cela fut, et est encore, toujours bien commode pour prévenir tout forme d’émancipation des colonies, y compris la possibilité de fuir à l’anglaise par quelque self-government.

Il est assurément très difficile théoriquement d’éloigner tout-à-fait les Martiniquais et les Guadeloupéens de l’idée qu’ils constituent de possibles nations, éligibles par conséquent au droit à l’autodétermination. Et, partant, à pouvoir construire leurs propres États. À ce stade, il reste encore un dernier argument de dissuasion: il existe des nations avec État et des nations sans État. Selon, Jean Bernabé: «ce dernier cas de figure concerne la Martinique.» Soit! Il concerne aussi la Guadeloupe, mais alors, quelles sont les perspectives politiques? Là, notre homme donne la nette impression de quitter la discussion par une étrange pirouette: «Il ne m’appartient pas dans la présente chronique de décider à la place des Martiniquais si la Martinique doit continuer à relever de l’État français ou si elle doit avoir son propre État. Cette question, d’une grande complexité, comporte des enjeux divers, dont les aspects géopolitiques ne sont pas les moindres. Même si j’ai un avis sur la question, je me garderai, en la circonstance, de l’asséner. Mon but, en l’occurrence, n’est autre que de parvenir à dissoudre les confusions qui obèrent toutes ces notions si cruciales et installent un rideau de fumée, fort dommageable pour la réflexion de tous». Il n’empêche, cher Jean Bernabé, qu’il n’est pas stupide de penser que cette nation (Martiniquaise ou Guadeloupéenne) puisse se sentir prisonnière d’un État français, historiquement constitué dans cette partie du monde comme colonial, c’est-à-dire, imposé de fait, et que, même si ces peuples l’acceptent vaille que vaille, cela n’est pas acceptable du simple point de vue des droits humains.

C’est d’ailleurs pour cela que Jean Bernabé finit par retomber sur ses deux pieds, ou plutôt sur un seul. En effet, s’il reconnaît l’option de la nation martiniquaise et la prise de conscience de l’appartenance à cette nation comme étant «plus favorable à l’épanouissement d’un peuple martiniquais élargi», c’est encore avec cette obsession anti-communautariste du bon républicain français, dont on ne voit pas les raisons historiques dans cette colonie. 

Dire que la nation n’est possible qu’en rupture avec «un communautarisme ambiant» qui tribalise la communauté békée, laquelle serait  «pérennisée dans sa posture ségrégationniste en raison de notre appartenance statutaire à la nation française» n’est pas, à mon sens, tout à fait exact. C’est la non-rupture avec le système colonial français (pas la nation française en tant que telle) et le racialisme de la société coloniale qui tend à pérenniser la caste békée, en Martinique, et plus généralement, en Guadeloupe aussi,  le tropisme blanc. Ce n’est pas tant le communautarisme que la hiérarchie des gens en fonction de leur couleur de peau plus ou moins proche du blanc qui floute l’idée de nation commune. Ce n’est pas tant l’initiative des «Blancs», en particulier, qui est déterminante pour faire nation qu’un grand dessein collectif de s’émanciper de la tutelle française. Le tribalisme des uns n’interdit pas au plus grand nombre de représenter l’intérêt collectif et, partant, de réduire inéluctablement tout tribalisme.

Je crois que les deux notions, celle de peuple aussi bien que celle de nation, transcendent les tribalités. De mon point de vue, pour ce qui concerne la Martinique et la Guadeloupe, la nation est la résultante des actions d’unpeuple, dans des conditions historiques et géographiques données, afin d’exister, en soi, puis pour soi. Le peuple étant, toutes classes confondues,  cette communauté dont les efforts contradictoires (au-delà des dialectiques exploités-exploiteurs, dominés-dominants, békés –ou blancs créoles- africains, indiens et, dans une certaine mesure, amérindiens) ont tissé une culture singulière, qui n’est pas celle de leurs origines respectives, mais dans laquelle ils sont appelés à se reconnaître désormais. Dont l’évolution au fil de l’histoire, les adaptations aux frontières à un monde toujours changeant, n’épuisent jamais le ressenti (ou le sens) premier.

Jean Bernabé finit bien par reconnaître que «si la nation ne s’identifie pas toujours à un seul et même peuple, tout peuple a vocation à devenir une nation et toute nation à devenir un État.». Mais, pour conjurer je ne sais quoi, il ajoute: «Seule la dynamique historique est en mesure de régler ou non cette question. En ce qui concerne la Martinique, telle n’est pas ma préoccupation à travers le présent article.» Libre à vous, M. Bernabé! Mais la question est si têtue que même si vous l’avez prudemment éconduite par la porte, on sent tous vos efforts pour clouer toutes vos fenêtres.

Frantz Succab

Note

  1. 1. «L’assimilation, stade suprême du colonialisme» A. Beville. In Revues Esprit et Présence africaine. 1961:
    Le système de l’assimilation «eut pour résultat de créer entre les Antilles-Guyane et la France des liens à la fois étroits, artificiels et fragiles. Étroits parce que, sur le plan humain et psychologique, les Antillais et Guyanais eurent de plus en plus l’impression, en raison des «privilèges» dont ils bénéficiaient, droits politiques et soutien économique, qu’ils étaient les enfants chéris de la colonisation et qu’ils ne pourraient jamais vivre sans la France. Artificiels parce que, sur le terrain économique et sociologique, la politique des petites recettes et des fausses solutions, se traduisaient par le soutien des cours et le maintien de productions condamnées; le refus de prendre en considération les nécessités de l’industrialisation et d’un développement économique autonome, ainsi que le caractère original de la population et du pays, sont contraires aux impératifs de la géographie, de l’économie et de l’histoire. Fragiles enfin, parce qu’on ne peut pas indéfiniment retarder le moment où une population prend conscience de ses intérêts fondamentaux qui consistent à modifier les rapports d’échange et les structures internes.»

2. Réponse de Jean Bernabé à Frantz SUCCAB

Cher ami,
Merci pour ce texte qui concrétise le dialogue fraternel que j’appelle de mes voeux. Tous ceux à qui j’ai présenté ma conception de l’identité (nationalistes ou pas) ont été hérissés et ont réagi comme si je détruisais un concept poto-mitan de l’existence des peuples. Mais mon point de vue fait son petit chemin! De la part d’un nationaliste conséquent et déterminé, la présente réaction à mon article est rare car pour beaucoup de gens, la détermination est synonyme de dogmatisme, ce que je n’ai pas trouvé dans ce commentaire. J’y ai vu l’expression d’un désaccord articulé sur une autre conception, que j’ai longtemps eue, avant de chercher à approfondir le concept d’identité appliqué aux communautés. Nos peuples ont le droit, malgré leur histoire tragique, de penser la nation autrement que ne le fait une Europe à bout de souffle au plan idéologique!

Le fait que dans mon article je dis que je ne crois pas utile d’asséner mon point de vue sur ce que doit devenir la nation martiniquaise au plan de son appartenance politique, n’est pas une reculade. Conformément à l’esprit totalement inédit du mouvement Kolétetkolézépol  auquel je souscris pleinement, je pense qu’il vaut mieux exposer les arguments rationnellement afin que chacun les analyse et se détermine. Pour ceux qui me connaissent, ma conception de la nation telle qu’elle est exposée ne peut que déboucher sur  une nation martiniquaise se confondant avec un État martiniquais. Mais est-il nécessaire dans ce genre d’article relevant de l’esprit KTKZ de préempter le point de vue des autres en leur disant que la voie que je préconise est la meilleure, sans que pour autant je sois en mesure dans un article qui a ses limites matérielles, de démontrer en quoi la voie que je préconise est celle que doit emprunter la Martinique. Notre faiblesse, en tant qu’indépendantistes, a toujours été d’affirmer le caractère indispensable de l’indépendance en vendant ce concept sur le marché de notre peuple, sans le moins du monde assurer le service après-vente.

Je range précieusement ce commentaire dans mes dossiers, afin qu’il continue à alimenter une discussion qui me semble cruciale pour ce qui est d’amener nos peuples à des choix lucides et responsables. Si je ne parle que de la Martinique, c’est que je ne m’autorise pas à parler pour les Guyanais ou les Guadeloupéens. C’est une décision qui n’exclut pas nos frères caribéens, mais qui respecte leur trajectoire propre. Il y a cependant des points communs que je ne m’interdirai pas de noter!

Enfin, dernier point qui fera rebondir le dialogue, voici en pièce jointe un article que je viens de terminer pour un livre d’hommage à Fanon, qui paraîtra dans quelques mois! Dans cet article, je montre (et démontre, du moins, je l’espère) en quoi mon point de vue se trouve être dans la ligne de Fanon, qui, s’il avait été en vie, aurait probablement reconnu une certaine filiation entre sa pensée dont je suis largement héritier et mon texte. Kidonk bokantay-la ka kontiné bay alé! Man ka atann déviré’w asou alé-mwen!

Bien amicalement en ce début d’année que je souhaite féconde pour notre combat à tous pour nos pays enfin responsables!

Jean Bernabé

3. Réponse de F. Succab à la réponse à son commentaire

Cher ami,
Merci d’avoir ainsi accueilli mon commentaire. J’ai bien saisi votre souci de ne pas asséner au lecteur toutes vos convictions, de peur de «préempter» le point de vue de chacun. Mais, puisque vos convictions transparaissent quand même, autant les sortir de l’envers, par un mennévini (comme dirait mon frère Monchoachi) clarificateur. Ça ne coûterait pas votre attachement à l’esprit du mouvement KTKZ. J’aime beaucoup ce nom Kolétètkolézépòl, qui est en soi-même partisan, dans les conditions actuelles d’éparpillement de la pensée et de l’action patriotiques –du moins, en Guadeloupe- et de trop grande séparation de nos pays.

Je partage entièrement l’idée que «Notre faiblesse, en tant qu’indépendantistes, a toujours été d’affirmer le caractère indispensable de l’indépendance en vendant ce concept sur le marché de notre peuple, sans le moins du monde assurer le service après-vente»Pour ma part, je pense qu’il s’agit là d’une crise d’adolescence de nos mouvements, qui n’en finit pas de nous coller le nez sur le revendicatif – une sorte de demande itérative d’égalité –sans que nous parvenions à nous hisser vers une offre politique d’État. Une telle posture permet encore des déferlements sociaux comme ceux de 2009, mais ne favorise pas parmi nos rangs de surgissement d’hommes d’État. Nous ne pouvons encore fabriquer que des maires et des conseillers généraux, régionaux et bientôt territoriaux: une élite politique-alibi, sans cesse vouée à un labeur d’adaptation de l’inadaptable.

Je crois profondément, cher Jean Bernabé, que, comme à l’aurore de nos patriotismes, seule l’intelligentsia  pourra trouver les idées, les préconisations et les mots capables de rallumer le soleil qui tarde tant à achever le crépuscule. Tel est le sens que je donne à nos échanges dont j’espère qu’il sera partagé par le plus grand nombre.

Bien amicalement
Frantz Succab

4. La réponse de Jean Bernabé

Cher ami,
Je suis profondément ému intellectuellement par cette réponse qui est non pas un renoncement à défendre un point de vue parfaitement légitime, mais une démonstration que ce qui est important, ce n’est pas la volonté hégémonique d’avoir raison, mais bien d’apporter pacifiquement sa contribution au débat en évitant les pièges du ressassement. C’est pourquoi, en ce qui me concerne, je ne cherche pas à convaincre quant à la justesse d’un point de vue qui récuse le transfert dangereux, à mon sens, de la notion d’identité aux communautés. Ce discours est nouveau et comme tel, choquant, mais je cherche non pas à l’imposer (qui suis-je pour y parvenir?) mais au contraire, à exprimer la manière dont ma propre évolution intellectuelle m’a amené à remettre en cause des concepts dans lesquels les Occidentaux sont complètement enfermés. Je ne crois pas que les leaders d’opinion des puissances occidentales rejettent fondamentalement les causes idéologiques de l’identitarisme et du communautarisme, telles que je les ai exposées dans mon article sur Fanon. Les progressistes et humanistes de bonne volonté condamnent ces dérives, mais ne se rendent pas compte que c’est le concept même d’identité qui est mal pensé. Ce concept se situe au coeur même de la pensée hébraïque et continue à faire des ravages en Palestine! Nous reprendrons peut-être ultérieurement cette discussion non encore terminée sur l’identité. Cet article n’est qu’un moment de ma chronique! 

Je ne peux que me réjouir de constater que l’esprit KTKZ trouve son origine dans l’extrême-gauche indépendantiste (même si elle ne s’y limite pas, ce qui serait contraire à sa vocation) et est de plus en plus intégrée aux modes de penser et de repenser l’avenir de nos peuples, ainsi qu’en témoigne votre propos. Il ne s’agit pas, vous l’avez bien compris, d’un nouveau parti politique, malgré le respect qu’on doit aux instances politiques et syndicales! Cela ne supprime pas la lutte des classes, mais place nos leaders d’opinion en face d’une impérative nécessité: non pas faire l’indispensable révolution pour faire la révolution, mais la faire pour l‘émancipation véritable de nos peuples (mot employé à juste titre dans votre précédent commentaire). Il me semble que cette esquisse de débat doit pouvoir alimenter l’ensemble des sites où figure ma chronique. Pour le faire, j’ai besoin de votre accord, si du moins vous y consentez.

PS: pour ce qui est du mennévini (terme emprunté à notre ami poète, Monchoachi) devant faire sortir mon propos de l’envers vers l’endroit, la formule est jolie et ravit le créoliste que je suis. Mais je crois qu’il s’agit là de ma part d’une simple stratégie argumentative. Au point où j’en suis de mon effort de pédagogie en ce qui concerne sinon les idées, du moins l’esprit de KTKZ, je ne sens pas la nécessité de donner  à mes options personnelles la priorité sur un discours qui se veut rationnel. Je reste persuadé que nous sommes là en présence d’une démarche de présentation. Cela dit, le mouvement se prouvant en marchant, peut-être serai-je amené, à modifier mon rapport à mes lecteurs, surtout si la nature du dialogue que je lie avec eux, en l’occurrence vous, m’y conduit!


Amitiés caribéennes!
Jean Bernabé

5.  L’accord de F. Succab pour publication de l’échange

Cher Jean
Je te donne, bien sûr, l’autorisation de diffuser ce débat. Les questions évoquées ne gagnent rien à rester confidentielles.

FS