OUTRE-MER : LA COLÈRE SOCIALE GRONDE ENCORE !

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In SLATE.FR : Comment éteindre la fournaise ultramarine

La nouvelle série d'émeutes fin février à La Réunion la rappelle : Outre-Mer, la colère sociale gronde encore. 

A l’instar de la liste solidaire, entrée en vigueur le 12 mars 2012, la mise en place du bouclier qualité-prix, aussi appelé liste Lurel, n’a pas suscité d’enthousiasme délirant chez les consommateurs réunionnais. Pourtant, ce sont bien les prix de cent huit produits de première nécessité qui ont été revus à la baisse. «La liste Lurel n'est qu'un panier de plus. Avec cela le gouvernement dit: “je m'occupe de votre pouvoir d'achat” mais c'est du marketing », déplore l’économiste réunionnais Philippe Jean-Pierre. Et la population n'en est pas complètement dupe.

Il est étonnant, en effet, qu'à une revendication portant sur l'emploi, on apporte une réponse liée à la consommation. «C'est la facilité qu'ont trouvé les gouvernements jusqu'à présent. Réduire le problème des départements d'outre-mer à une simple question de vie chère [...] Pendant ce temps, les bonnes mesures ne sont pas prises parce que trop coûteuses ou trop dangereuses sur le plan politique», observe à nouveau Philippe Jean-Pierre.

En y regardant de plus près, il est vrai qu'il n'y a pas qu'à la Réunion que le torchon brûle: le 27 mars 2012 des milliers de grévistes ont défilé en Guadeloupe à l’appel du Lyiannaj kont pwofitasyon[1] (LKP); en octobre 2011, c’est Mayotte qui se soulevait contre la «vie chère», deux ans après les grèves de 2009 en Guadeloupe et en Martinique, elles-mêmes précédées par la Guyane en 2008. Selon Philippe Jean-Pierre, la situation n'est pas étonnante.

«Du fait de la crise mondiale, le gouvernement a de moins en moins la capacité d’acheter la paix sociale. La paix sociale est moindre quand la solidarité est moindre.»

Comment comprendre ces embrasements à répétitions? Quelles sont les raisons de la colère?

1.

La vie chère

Les chiffres publiés par l’Insee illustrent bien la réalité du coût élevé de la vie. En mars 2010, la différence de prix sur les produits alimentaires entre les Drom et la Métropole  était de +44,6% en Martinique, +33,8% en Guadeloupe, +49% en Guyane et +36,6% à la Réunion[2]. Le revenu médian des ménages est quant à lui inférieur de 38% à celui de la Métropole[3]. Des écarts qu’Elie Domota, le porte-parole du LKP, explique par «le non encadrement des prix par le gouvernement et les élus locaux. Il y a des monopoles illégaux qui maintiennent les prix élevés».

Patrick Karam, ex-délégué interministériel à l'égalité des chances des français d'outre-mer et conseiller politique de l'UMP, dénonce carrément le «terrorisme insoutenable» pratiqué par certains groupes monopolistiques:

«Prenez l'exemple des yaourts. Alors qu'ils sont fabriqués par le même groupe et dans les mêmes conditions, leurs dates de conservation sont plus longues quand ils sont destinés à l'outre-mer. Comment peut-on permettre que ces groupes produisent avec des règles différentes dans l'outre-mer qu'en Métropole?!»

A contraintes égales, «les producteurs locaux pourraient trouver une niche» qui leur permettrait de tirer leur épingle du jeu. 

En plus des prix élevés, dus à une absence de réelle concurrence, les produits supportent des surcoûts importants du fait des droits de douanes, mais aussi du fret, des droits de port et de l’octroi de mer. L’octroi de mer est une taxe créée lors de l'abolition de l'esclavage. La main d’œuvre devant désormais être rémunérée, les colons avaient obtenu cette compensation pour protéger la production locale. L’octroi s'appliquait à toutes les marchandises arrivant dans ces territoires par la mer.

Une loi de 1992, prise en application d’une décision du Conseil européen, l’a étendu aux productions locales annulant ainsi son effet protecteur. Il paraîtrait donc normal de le supprimer. Seulement, l'octroi de mer constitue aujourd’hui le revenu essentiel des municipalités. En Martinique, il représente 48% des rentrées fiscales des communes de moins de 10.000 habitants et 37% de celles de plus de 10.000 habitants[4]. A cela s’ajoute un octroi de mer perçu au profit des régions. «En l'absence de véritable solution, il s'agit du moins mauvais des systèmes», affirme Patrick Karam. Un système qui a pourtant pour conséquence de grever un peu plus le pouvoir d'achat des ménages.

En 2012, la «liste solidaire» à la Réunion a été financée par l’excédent d’octroi de mer accumulé sur plusieurs années. Pour Philippe Jean-Pierre, il s’agissait d’une «non-économie de 20 euros par chariot de 100 euros. Sur un an, c’est l’équivalent d’un smic. Pour l’essence, la région a mis de l’argent, mais pas les producteurs. C’est le Réunionnais qui, par ses impôts indirects, finance la baisse des prix».

Toutefois, les subsides de la région n’étant pas infinis, Philippe Jean-Pierre envisageait déjà l'avenir avec crainte:

«Cette baisse des prix ne peut être prise en charge que pendant quatre mois. Les caisses publiques sont désormais vides. Qui paiera la prochaine fois?»

Il semble qu'en 2013 la solidarité nationale ait joué. Depuis le 15 mars, le bouclier qualité-prix est entré en vigueur, sur décision du gouvernement, non seulement à la Réunion mais aussi en Guyane, en Guadeloupe, à la Martinique, à Mayotte ainsi qu’à Wallis-et-Futuna. Mais cet effort «ne représente que 40 euros d'économie sur un chariot de courses», regrette Philippe Jean-Pierre.

2.

L'emploi

Autre ombre au tableau, le chômage atteint des seuils plus que préoccupants. Selon Patrick Karam, «le niveau de vie dans les départements d'outre-mer est deux fois inférieur à celui de la Métropole tandis que le chômage y est trois fois supérieur». Les universités d’Antilles-Guyane et de la Réunion forment de nombreux diplômés qui ne trouveront pas de débouchés si la situation reste en l’état.

Les économies des Drom ne créent pas assez d’emplois pour les accueillir. «Le véritable défi est de garantir la paix sociale des années 2030», explique Philippe Jean-Pierre.

«A la Réunion, il y a aujourd’hui 320.000 actifs pour 220.000 emplois. Dans les années 2030, on comptera 460.000 actifs pour 380.000 emplois. Pour atteindre un équilibre acceptable, il faudrait créer 8.000 emplois par an alors que l’île n’en génère que 5.000, voire 7.000 les meilleures années.»

Pour Patrick Karam, la situation s'avère particulièrement préoccupante à la Réunion et en Guyane où la démographie ne cesse de croître. De nombreux jeunes sont donc incités au départ vers la métropole via LADOM[5]. La Guadeloupe et la Martinique posent un autre problème: les populations y sont vieillissantes, «les vieux sont sept fois plus nombreux que les jeunes», précise l'ex-délégué interministériel.

Le secteur privé, généralement considéré comme seul créateur de richesses, reste désespérément anémique et peu pourvoyeur d'emplois. Les potentiels sont énormes mais les marchés trop petits. Seule une production à grande échelle permettrait d'être compétitif dans un marché concurrentiel. Pourquoi donc ce marché n'est-il pas étendu aux îles et pays voisins? «Il est vrai que pendant de longues années l'Etat a cherché à isoler ces départements de leur environnement régional pour établir une relation exclusive avec la métropole», reconnaît l'ex-membre du gouvernement Fillon.

Certains acteurs locaux regrettent la faible marge décisionnaire dont disposent les Drom et la persistance de «vieilles lois coloniales» interdisant par exemple l'exportation de sucre de canne raffiné. «Il est envoyé à Marseille et d’autres le commercialisent. La production du sucre ne rapporte rien aux Guadeloupéens», nous a confié un syndicaliste. «Pourtant la création de raffineries sur l’île produirait des emplois», explique Elie Domota. Patrick Karam, lui, fustige l'Europe qui «ouvre nos marchés de manière irresponsable à la banane “dollars” dans une logique libérale qui menace des pans entiers de l'économie».

Au bout du compte, le principal pourvoyeur d'emplois dans les Drom s'avère le secteur public. «Aux Antilles, le ratio de la population employée par la fonction publique est supérieur à la moyenne nationale», explique Patrick Karam. Seulement, ces fonctionnaires coûtent cher.

«Dans les années 1950-60, pour attirer les fonctionnaires métropolitains en outre-mer, l'Etat a consenti de nombreuses primes dont celle sur la vie chère. Une surrémunération qui atteint 40% aux Antilles et 53% à la Réunion

Au départ, seuls les fonctionnaires métropolitains étaient visés. Mais très vite les autochtones ont commencé à revendiquer une égalité de traitement qui leur a finalement été accordée. Ainsi, les collectivités locales et la région notamment doivent assumer une masse salariale bien lourde. Laquelle est financée, ne l'oublions pas, par l'octroi de mer décrit plus haut. Drôle de spirale qui amène le serpent à sans cesse se mordre la queue.

3.

La spécificité mahoraise

Pour que ce tableau soit véritablement complet, il est important de s’arrêter dans le canal du Mozambique et d’y observer la situation toute particulière de Mayotte.

Jusqu’en 2009, cette île, anciennement membre de l’union des Comores, était une collectivité d’outre-mer[6] avec une histoire, une culture et des lois tout à fait singulières dans la République: la polygamie n’y a été interdite qu’à partir de 2003[7], la justice touchant le statut personnel était rendue jusqu’en 2010 par des juges musulmans, les cadis[8].

Le 29 mars 2009, les Mahorais, désireux de posséder les mêmes droits (entendons économiques) que les Français de métropole ont choisi, par voie référendaire, de devenir le 101e département français.

«J’ai fait partie de ceux qui ont défendu le projet de départementalisation, assure Patrick Karam, je me suis trompé et je l’ai compris au moment des grèves du LKP en Guadeloupe en 2009.» En ne considérant que les droits qu’était sensée leur apporter la départementalisation, c'est-à-dire un niveau de vie supérieur, des écoles avec des moyens accrus, une fonction publique performante et génératrice d’emplois, les Mahorais ont mis de côté les devoirs et leurs conséquences.

«L’identité mahoraise est très forte. On ne laisse pas tomber des siècles de polygamie comme ça», s’inquiète Patrick Karam. D’autant qu’une fois de plus, l’Etat a privilégié l’assistanat à la création d’un véritable tissu industriel local. Les délais d’alignement du niveau de vie sur la métropole s’en trouveront réduits mais le manque de travail va très vite générer des mécontentements. «Les Mahorais vont finir par oublier l’apport de la France et ne retenir que la perte d’identité. Que va-t-il se passer?» se demande le conseiller politique de l'UMP.

4.

Une prise de conscience s’impose

«Nous sommes arrivés au bout du modèle de développement économique instauré dans les Drom en 1946[9]», estime l'économiste réunionnais Philippe Jean-Pierre.

«Ce qui est inquiétant, c’est que personne ne propose la version 2.0. A la Réunion, les transferts sociaux (RSA et aides sociales diverses) se sont développés dans les années 2000. A l’époque du RMI, on en était à 800 millions d’euros de transferts sociaux contre 5 milliards aujourd'hui.»

Pourtant, personne ne bouge vraiment. L’Etat entretient un rapport client-électeur malsain, les collectivités locales rechignent à remettre en cause l’octroi de mer et «les populations locales façonnées par 500 ans de non projets et de déresponsabilisation ont du mal à prendre les choses en main».

Patrick Karam continue de prôner un «statu quo tant qu'on ne trouve pas mieux. On ne change pas comme ça un système en place depuis 1946». Il rejoint toutefois Philippe Jean-Pierre sur la question des surrémunénations accordées aux fonctionnaires pour compenser la vie chère, «elles plombent le budget des collectivités». Seulement, les ôter engendrerait une chute drastique du pouvoir d'achat de la population qui consomme le plus et personne n'a encore trouvé par quoi les remplacer.

Vu de métropole, il est tentant de penser que les Drom sont une source de problèmes trop grande et qu'en temps de crise, ils coûtent cher à la France. Pourtant, les économistes Rosan Rauzduel[10] et Philippe Jean-Pierre sont unanimes: pour évaluer ce coût prétendu, il faut considérer l’ensemble des données et pas seulement le montant des transferts réalisés par l’Etat.

Leur économie basée sur l’importation massive de produits manufacturés en provenance de la Métropole a largement contribué à la prospérité hexagonale. Patrick Karam admet que «ces départements coûtent cher sur un plan fiscal et social mais c'est le cas pour la moitié des départements de France. Pourquoi la solidarité nationale devient-elle de l'assistanat dès lors qu'elle s'applique à l'outre-mer?»

Qu'il s'agisse des économistes ultramarins Rosan Rauzduel et Philippe Jean-Pierre, de l'ex-membre du gouvernement Fillon Patrick Karam ou de syndicalistes tel qu'Elie Domota, tout le monde s'accorde pour dire que grâce aux DOM-TOM, la France possède la seconde zone économique exclusive du monde, après les Etats-Unis, avec 11 millions de km2.

Génératrice de droits de douanes, sa valorisation future laisse entrevoir de grands profits pour l’Etat: des gisements de pétrole ont été découverts au large de la Guyane et dans le canal du Mozambique près des îles Eparses. Et Patrick Karam d'ajouter:

«80% de la diversité nationale en matière de faune et de flore se situe en outre-mer. Et si la France n'avait pas Kourou?»

Provocateur, Elie Domota lance:

«Enlevez les DOM-TOM et la France devient l’équivalent du Portugal.»

En outre, il ne faut pas oublier l'apport de ces «contrées lointaines» dans l'histoire et la culture française:

«Alexandre Dumas, le colonel Saint Georges lors de la commune et la Dissidence[11] aux Antilles à partir de 1943.»

5.

Que faut-il faire pour initier un développement économique pérenne dans les départements régions d'outre-mer?

«Il faudrait tendre à l’autosuffisance alimentaire, définir des secteurs porteurs, réformer le système éducatif et mettre fin à un apartheid social en permettant à de jeunes Guadeloupéens d’accéder à des fonctions de direction», estime Elie Domota. D’aucuns, à l’instar de Philippe Jean-Pierre, déplorent qu’on ne mette pas plus à contribution les ressources humaines locales compétentes et que le commissaire au développement endogène vienne systématiquement de Paris.

Patrick Karam affirme que Nicolas Sarkozy a modifié les conditions de nomination des hauts fonctionnaires dans les Drom «mais Marie-Luce Penchard n'a pas appliqué la circulaire du 23 juillet 2010 qui donne à l'Etat les moyens d'une politique de promotion du vivier local». Philippe Jean-Pierre estime que l'ex-président avait pris des mesures intéressantes, mais qu'«elles étaient un peu improvisées».

Pour lui, la solution passe par l'établissement d'un projet commun rencontrant l'adhésion du plus grand nombre, par un régime fort capable d'imposer le cap à suivre sans en dévier et par un homme providentiel susceptible de rassembler autour de lui.

Selon Patrick Karam, cet homme-là pourrait bien être Victorin Lurel. Quoique conseiller politique de l'UMP, il crie à qui veut bien l'entendre que l'actuel ministre PS de l'outre-mer est l'Homme de la situation.

«Lurel a obtenu 5% d'augmentation du budget de l'outre-mer. Je sais combien les arbitrages sont violents. J'ai trop souffert d'être seul mais Sarkozy m'aidait par des arbitrages très souvent favorables. Victorin Lurel met en place une politique globale par petites touches comme un tableau impressionniste dont on verra le résultat dans deux ou trois ans.»

Il ne reste plus qu'à espérer qu'il ait raison cette fois, car dans le cas contraire, nous risquons d’essuyer des tempêtes tropicales sans précédents.

Harry Eliezer

 

[1] En français «Collectif contre l'exploitation outrancière». Retourner à l'article

[2] INSEE PREMIÈRE – n°1304 – Juillet 2010. Retourner à l'article

[3] Source : Insee, enquête Budget de famille 2006. Retourner à l'article

[4] Tableaux Economiques Régionaux Martinique, 2007-2008, Insee, p.117. Retourner à l'article

[5] L’Agence de l’outre-mer pour la mobilité. Organisme public chargé de gérer notamment le passeport mobilité: ce dispositif ouvre droit à un billet d’avion aller-retour par année universitaire/scolaire aux étudiants lorsque la filière qu’ils ont choisie est saturée ou inexistante dans leur collectivité de résidence habituelle. Retourner à l'article

[6] Territoire d’outre-mer ou Collectivité d’outre-mer depuis 2003. Retourner à l'article

[7] La loi d’orientation pour l’outre-mer n°2003-660 du 21 juillet 2003 «Nul ne peut contracter un nouveau mariage avant la dissolution du ou des précédents. Le présent article n’est applicable qu’aux personnes accédant à l’âge requis pour se marier au 1er janvier 2005.» Retourner à l'article

[8] Ces juridictions ont été supprimées par l’ordonnance n° 2010-590 du 3 juin 2010, mais les juges ont toujours la faculté de consulter les cadis sur l’application du droit local. Retourner à l'article

[9] Année marquant le passage du statut de colonie à celui de département d’outre-mer. Retourner à l'article

[10] Rosan Rauzduel, économiste, ethnologue, sociologue, maître de conférences en sociologie à l'université des Antilles et de la Guyane. Maire-adjoint de la ville des Abymes(Guadeloupe). Conseiller du président de la République de Guyana chargé des investissements et du commerce. Retourner à l'article

[11] Pendant la Seconde Guerre mondiale, le mouvement de la Dissidence regroupe les Martiniquais et les Guadeloupéens qui ont refusé le joug du régime de Vichy en vigueur sur leurs îles et ont rejoint les forces françaises libres pour combattre le nazisme sur les fronts européens. Retourner à l'article