AFRIQUE DU SUD : L'AUTRE VISAGE DE NELSON MANDELA

Ce que l'on oublie trop souvent de Mandela l'intraitable

par Noël Mamère mandela.sculpture.jpg

Des visiteurs devant la sculpture de Marco Cianfanelli représentant Mandela, à Howick près de Durban (Afrique du Sud), le 29 juin 2013 

Nelson Mandela va rejoindre ceux qui furent ses inspirateurs, Gandhi et Martin Luther King. A l’heure du bilan, sa vie fait d’ores et déjà partie de la légende des siècles. Par son seul exemple, il a prouvé qu’un seul homme pouvait transcender l’histoire ; par son courage et sa volonté de fer, il a changé le cours des évènements.

 

Pourtant, il n’était pas écrit qu’il puisse à ce point influencer le destin de son pays, de l’Afrique et du monde et qu’il sache si bien s’adapter aux événements dans l’intérêt constant de son peuple et de son pays. Mandela fut d’abord l’homme d’une organisation, l’ANC, (le Congrès national africain), qui avait été fondé bien avant sa naissance pour la défense des Noirs.

On oublie trop souvent que cette organisation combattit l’apartheid avec « tous les moyens nécessaires », comme aurait pu le dire Malcom X. L’apartheid, ce système de développement séparé entre races, réduisait les Noirs d’Afrique du Sud au statut de sous-hommes. Pour reprendre l’expression d’Aimé Césaire, à Pretoria « les pulsations de l’humanité (s’arrêtaient) aux portes de la Négrerie ». Il y avait une race supérieure, celle de l’homme blanc et des races inférieures, strictement hiérarchisées ; un système qui ne pouvait fonctionner autrement que par les moyens d’une dictature si féroce que la non violence ne suffisait pas à se faire entendre.

Mandela appela de ses vœux la lutte armée

On oublie trop souvent que Mandela appela de ses vœux la lutte armée, créa une organisation de guérilla Umkhonto we Sizwe, (le fer de lance de la nation), aile militaire de l’ANC. Ce groupe armé eut ses camps d’entraînement dans les pays voisins devenus indépendants, tels que la Tanzanie ou l’Angola ; que cette organisation entreprit des actions de sabotage qui firent des victimes.

Ces précisions historiques ne visent pas à entacher la mémoire de Nelson Mandela, bien au contraire, mais à montrer qu’au-delà des mythes, la politique reprend toujours ses droits. Ainsi, des dizaines d’années durant, les tenants de l’apartheid traitèrent de « terroriste » le prisonnier de Robben Island. Ils avaient face à eux un résistant anticolonial, qui se révéla intraitable jusqu’à sa libération, mais qui sut tendre la main à ses adversaires dès son élargissement.

Les simplifications sémantiques d’aujourd’hui mélangent terroristes et résistants… Il faudra s’en souvenir pour tous ces pays où l’oppression ne laisse d’autre issue à ceux qui exigent la liberté que d’utiliser tous les moyens à leur disposition pour se révolter. La violence est toujours contre-productive, Mandela le savait et le démontra par son comportement. Mais, dans certaines conditions, elle peut être un passage obligé.

Une bourgeoisie noire toute aussi rapace

Nelson Mandela se trouva face au dilemme de beaucoup d’opposants arrivés au pouvoir : comment changer de modèle de société en résistant à une confrontation violente qui divise cette même société en deux parties irréconciliables ? « Madiba » inventa la justice transitionnelle, qui substitua la notion de réconciliation, fondée sur la réparation, à celle de la vengeance. C’est cela qui le distingue aux yeux de l’histoire. Au lieu de se déchirer comme tant d’autres sociétés (Algérie, Zimbabwe hier, Turquie, Egypte ou Tunisie aujourd’hui) où il n’y a pas de Mandela, la société sud-africaine, pourtant structurellement violente, échappe jusqu’à présent à une déchirure irrémédiable entre Noirs et Blancs.

Par contre, l’échec est patent sur un autre plan : le modèle de développement. L’Afrique du Sud est un pays émergent au taux de croissance qui ferait rêver de nombreux Européens, mais c’est aussi le pays où la fracture sociale est l’une des plus marquées. L’arrivée de Mandela au pouvoir a coïncidé avec le développement d’une nouvelle bourgeoisie noire, toute aussi rapace que l’ancienne caste oligarchique blanche. Les mineurs ont pu le constater l’année dernière quand des dizaines d’entre eux ont péri sous les balles d’une police appelée à la rescousse par les propriétaires des mines, comme au bon vieux temps de l’apartheid.

Inspirer des milliers de Mandela

Le modèle de société et le mode de développement marchent ensemble. Il ne suffit pas de changer l’un si l’on ne modifie pas le second. Telle est peut-être la face sombre du bilan des deux décennies de pouvoir de l’ANC au moment où, du Caire à Rio, d’Istanbul à Pékin, les pays de l’ancien tiers-monde supplantent l’Occident sur les plans économique et politique.

Le basculement du monde est une bonne chose, à condition que l’on tire les leçons des deux siècles qui suivirent le Révolution française. Les pays de l’ex-bloc communiste ont montré que le contraire était aussi indispensable. On ne peut pas créer de toute pièce un homme nouveau fondé sur l’industrialisation à outrance. La société capitaliste engendre des maux comme la corruption, la pauvreté, la montée de la criminalité, la recherche du profit à outrance. La société et l’économie vont de pair.

Nelson Mandela ne put aller jusqu’au bout de son œuvre mais il a fait naître un espoir, celui d’un monde libéré du racisme et de la ségrégation, du moins en droit. Son exemple doit servir à cela : inspirer des dizaines, des centaines, des milliers de Mandela décidés à en finir avec les inégalités de classe et de race.

SOURCE : Rue89