Quoi qu’il en soit, le constat demeure édifiant : l’étude Hibiscus de l’INSERM nous révèle que 90% des femmes enceintes contiennent du Chlordécone dans leur sang et dans le cordon ombilical. 22 500 ha en Martinique et 5 200 ha de terres agricoles en Guadeloupe sont fortement contaminées, 12 sources sur 14 sont fermées à cause des taux anormalement élevés en Chlordécone et dernièrement, un pisciculteur du Saint-Esprit a dû détruire sa production de Ouassous (écrevisses) gorgés de Chlordécone. Pourtant, malgré le balai ministériel d’après Dean, on ne voit toujours pas poindre à l’horizon un quelconque plan d’urgence à la hauteur de la calamité. Les pouvoirs publics gèrent la situation comme à leur habitude : doucement le matin et …pas trop vite l’après midi. En absence de traçabilité, les consommateurs boudent la production locale et comble de l’histoire, les professionnels qui subissent de plein fouet les conséquences économiques, s’agitent devant des caméras allant même jusqu’à incriminer les auteurs du livre. Une situation pathétique et complètement surréaliste qui trouve pour théâtre les derniers confettis de la République.
Si la presse parisienne décide enfin de se mouiller, on ne peut donc que s’en réjouir. Malheureusement, c’est la seule façon de faire bouger nos gouvernants. Dans sa livraison du jeudi 30 août 2007, le quotidien Libération apporte, sous la plume de Renaud Lecadre, une nouvelle contribution au dossier. Nous la publions in extenso.
Sarkozy va dédommager les bananiers antillais, gros pollueurs, après l’ouragan Dean.
Mansuétude. L’objet du délit s’appelle le chlordécone, phytosanitaire destiné à éradiquer le charançon (coriace coléoptère amateur de bananes). Un produit dangereux, interdit aux Etats-Unis dès 1976, qui a bénéficié d’une étonnante mansuétude dans les Antilles françaises. Les bananiers obtiennent une première dérogation en 1981, après un ouragan ravageur - déjà. Le chlordécone est enfin interdit en 1990 par le gouvernement français, mais le lobby bananier obtient du ministère de l’Agriculture trois ans de rab. Formellement interdit à partir de 1993, on retrouvera pourtant un stock de 9,5 tonnes de pesticide en… 2002, dans le hangar d’une bananeraie.
Le chlordécone a pollué toutes les Antilles. Les plantations de bananes étant situées en amont des terres agricoles, il a contaminé les cultures de patates douces en aval, puis l’eau des rivières et leurs élevages d’écrevisses, les crabes en bord de mer, les bovins, le lait de vache, jusqu’au sang de 90 % des femmes enceintes. Seules les bananes - sauf à en déguster la peau - échappent à cette contamination.
« Pause banane ». Selon le Bureau de recherche géologique et minière (BRGM), l’élimination par écoulement naturel du chlordécone des terres et eaux antillaises prendrait sept mille ans (1). A court terme, il est question de décréter une pause banane. « La seule solution est l’arrêt pur et simple des activités agricoles », préconisent des hydrologues : pendant quelques années, les plantations de bananes seraient remplacées par des fleurs (ou des patates douces non commercialisables), histoire de régénérer les sols. L’ouragan Dean est l’occasion de faire table rase du passé. Bien sûr, les bananiers ont vocation à être indemnisés, l’interdiction de culture étant d’intérêt public. Mais les signaux envoyés par Estrosi, Fillon et Sarkozy sont d’une autre nature : il s’agirait de renflouer les planteurs en vue de repartir comme si de rien n’était. D’inventer le principe du pollueur-payé. C’est pourquoi Jean-Louis Borloo et Nathalie Kosciusko-Morizet, en charge de l’Ecologie, auraient aimé être conviés à l’Elysée. Cela « ne les regarde pas », leur a-t-on dit.
Cette incongruité est d’autant plus malvenue que la justice s’en mêle. Sous les cocotiers, le scandale du chlordécone est vécu comme l’équivalent de l’affaire du sang contaminé doublée de Metaleurop, exacerbant un peu plus l’antagonisme entre riches békés et créoles désœuvrés. Des associations ont porté plainte pour empoisonnement et mise en danger de la vie d’autrui, visant moins les bananiers que le laxisme des pouvoirs publics. Me Claudette Duhamel, avocate de l’Association de sauvegarde du patrimoine martiniquais (Assaupamar), dénonce une « volonté délibérée de l’Etat français, autorisant les gros planteurs à utiliser un poison, dans le silence et la désinformation ». En Guadeloupe, le parquet a tenté de contester la recevabilité des plaintes. En vain : le 2 août, la cour d’appel de Basse-Terre leur donnait le feu vert en rappelant – ironiquement ? - que le parquet est « en charge de l’intérêt collectif ».
Résidus. En 2001, le gouvernement annonçait la création d’un Observatoire des résidus de pesticides ; on attend toujours sa mise en place, faute de moyens. Quand aux épandages aériens, les pesticides étant pulvérisés indistinctement sur les ouvriers agricoles, un arrêté s’est contenté de les interdire à moins de 50 m des cours d’eau, mais pas sur la tête des hommes. En 2005, l’Assemblée nationale confiait à Joël Beaugendre, député UMP de Guadeloupe, une mission d’enquête parlementaire sur le chlordécone. Son rapport a lavé les pouvoirs publics de tout soupçon, louant le « contrôle vigilant des services compétents », regrettant une « identification tardive de la pollution ». Faute bénigne qui ne relèverait « pas d’une carence » mais d’une « attention moins grande qu’aujourd’hui aux problématiques de pesticides ». Il a été rayé de la carte aux législatives, avec un score (42 % au second tour) indigne d’un député sortant. (1) Le BRGM évalue à 1 250 tonnes la quantité de chlordécone répandue avant interdiction. Selon un rapport parlementaire, il s’agirait plutôt de 6 000 tonnes, soit un temps d’évacuation théorique de 336 siècles.